Hocine Nedjar
2011-12-07 09:33:27 UTC
AMIROUCHE ET SI EL HAOUÈS
Pourquoi Boumediène a séquestré les dépouilles
Par Mohamed Maarfia (moudjahid)
(1re partie)
Quelle meilleure occasion que celle qu’offre l’année du cinquantenaire
de l’Indépendance pour évoquer ceux qui l’ont rendue possible. Parmi
les chefs de guerre algériens qui ont marqué la fin de la décennie
cinquante, Amirouche reste celui qui a inspiré le plus d’écrits :
témoignages donnés dans les journaux par des compagnons de lutte et
livres riches en détails. Certains sont remarquables par la modération
du ton et les précisions historiques, en les lisant, on redécouvre le
parcours de cet homme dont les actes ont marqué les mémoires et on
revisite, de l’intérieur, une époque exceptionnelle foisonnante
d’évènements et de péripéties.
Il faut espérer d’autres écrits pour faire connaître davantage l’homme
de fer du Djurdjura, lequel, plus de cinquante ans après sa mort,
continue à déchaîner les passions. Il faut continuer à écrire, à
évoquer ces grands destins d’Algérie, sans transiger sur la vérité
quelle que soit la qualité des censeurs et sans se laisser démonter
par le déluge des rhétoriques et les artifices de la désinformation
destinés à voiler les éclairages. Les années terribles où Amirouche et
les autres responsables de wilaya se sont accomplis, comme chefs de
guerre et hommes politiques, restent encore à découvrir. Mohamed
Maarfia propose, sous un angle de vision particulier et avec des
précisions et des compléments peut-être non encore suffisamment dits,
une lecture différente des violences de l’année 1955 et de l’épisode
de «la bleuïte». Tout en présentant, du point de vue du moudjahid
qu’il est, la personnalité d’Amirouche, il explique dans quelles
circonstances le chef de la Wilaya III a dû entreprendre le voyage, en
mars 1959, qui lui coûtera la vie. Ce que dit Mohamed Maarfia sur le
fonctionnement du pouvoir révolutionnaire d’alors est instructif. Il
permet de mieux appréhender certains évènements de notre histoire
récente.
La mémoire d’Amirouche
Amirouche était-il sanguinaire ? L’accusation le poursuit depuis la
nuit du 13 au 14 avril 1956, lorsque les harkis du bachagha Ourabah
ont été éliminés de la façon que l’on sait. Faut-il défendre la
mémoire d’Amirouche par les non-dits, les omissions voulues et la
minorisation des évènements ou bien regarder en face ce qu’a été notre
révolution et dire la vérité, fût-elle difficile ? L’omission des
chapitres sanglants où Amirouche a tenu les premiers rôles, comme si
les yeux embués par l’émotion on a de la peine à les voir,
ressemblerait à un subterfuge. Le procédé entacherait de suspicion
l’essai le plus brillant. La meilleure façon de défendre les siens,
c’est de les prendre tels qu’ils furent, dans leurs jours de gloire et
dans leurs heures de doute et de solitude, et surtout dans le contexte
de leur époque. La réalité des deux premières années de la révolution
est terrible. C’étaient les années de Thermidor et de ses ravins
sanglants. On a les places de Grève qu’on peut. C’étaient les années
des ruées désordonnées sur les villages du Nord Constantinois et sur
les fermes isolées dont personne n’en réchappait, au grand malheur des
innocents. Ceux qui n’ont jamais admis l’émancipation de l’Algérie ont
toujours fait de ces évènements la seule image de marque de la
révolution algérienne. (Les moudjahidine ont fait avec, sans aucun
complexe). Amirouche n’était pas un héros de bandes dessinées, un boy-
scout en chemise blanche soucieux de sa b.a. quotidienne, un
romantique de la révolution atteint d’angélisme aigu, mais un militant
entier, imperméable aux nuances, dur avec lui-même et avec les autres,
rejetant le compromis, incapable de trouver des circonstances
atténuantes à celui qui a pris les armes contre son pays, implacable
devant la trahison, convaincu que ce qui était en jeu valait sa vie et
celle des autres. Le cercle des iniquités où le siècle l’a emmuré,
n’était franchissable que par la violence. Mais, s’il en usa comme
arme, il ne le fit jamais qu’en dernier ressort. Cette révolution que
lui et ses compagnons divinisaient et incarnaient en même temps a
d’abord fait appel au prêche, au discours, aux appels à la solidarité
et à l’union, mais face, quelquefois, à la désespérante résignation
d’une population au joug colonial, elle a dû recourir, dans les deux
premières années, à des moyens extrêmes pour imposer son dogme :
libérer l’Algérie. La phase historique que la révolution vivait,
exigeait la destruction du système administratif français basé sur la
collaboration d’indigènes stipendiés. Les moudjahidine, encore de ce
monde, se souviennent du prix fort que certains de leurs compagnons
ont payé à la délation. Il est arrivé qu’après un couscous campagnard,
ou un passage de nuit, des moudjahidine soient dénoncés puis
pourchassés par des opérations militaires auxquelles des civils
musulmans ont pris part. Mettre hors d’état de fonctionner
l’infrastructure sur laquelle reposait l’édifice colonial était la
condition pour survivre, durer et espérer vaincre un jour. Faiblir au
moment où la survie des groupes armés dépendait d’une omerta
hermétique était la réinvention suicidaire du rocher de Sisyphe. Etre
ou ne pas être. C’était cela le dilemme. Les suppôts du colonialisme
ont payé le prix fort, non seulement en Wilaya III, mais dans toutes
les étendues de la révolte, du nord au sud et de l’est à l’ouest. Les
responsables de l’ALN, Amirouche comme tous les autres, ont sévi avec
rigueur pour faire comprendre à tous les entendeurs que la seule voie
du salut était l’écoute respectueuse des oukases de la révolution. La
Wilaya III, plus que partout ailleurs, a été confrontée aux tentatives
d’implantation de groupuscules hostiles au mouvement indépendantiste,
le MNA entre autres. Le sort qui leur a été fait a laissé au FLN le
monopole de la révolution pour le plus grand bénéfice de l’Algérie. Il
faut préciser, cependant, que le futur colonel n’a jamais appliqué le
principe de la responsabilité collective, et qu’il n’est en rien
concerné par les tueries perpétrées dans la nuit du 28 au 29 mai 1957.
Amirouche se trouvait en Tunisie au moment où le tueur de civils qui
avait sévi là se consolait, comme hier, monsieur de Monluc par le
cynique «Dieu reconnaîtra les siens !». Ces actes inexcusables qui ont
provoqué les protestations indignées du monde entier, y compris des
amis de l’Algérie combattante, comme le journaliste Robert Barrat ou
l’historien Pierre Vidal-Naquet, avaient mis le CCE dans un très grand
embarras, réuni en urgence, il avait réitéré à l’usage de tous les
maquisards, le premier commandement du Congrès de la Soummam : donner
à la révolution algérienne un visage humain !
«La bleuïte »
«La bleuite». Pourquoi en parler encore alors que beaucoup d’acteurs
de premier rang se sont exprimés sur le sujet ? Parce que c’est
l’épisode de «la bleuïte» qui a donné un alibi spécieux, une sorte de
bonne conscience, à ceux qui ont pris la décision d’ordonner le
silence sur la découverte des ossements d’Amirouche, alors que leurs
véritables motivations n’ont rien à voir avec les évènements qui ont
eu lieu en Wilaya III, en 1958. On doit, tout en respectant l’émotion
des proches et des compagnons des innocents sacrifiés, tenter d’aller
au fond des choses sur le sujet. Il ne s’agit nullement d’absoudre les
chefs de wilaya, - et à leur tête Amirouche - qui ont ordonné des
purges, ou laissé faire les commissions ardentes dont les membres ont
démontré qu’ils n’ont rien compris à l’immense élan qui a entraîné
toute une jeunesse vers l’ALN, mais de considérer pourquoi ces chefs
de wilaya, passionnément dévoués à l’Algérie, en sont arrivés là.
C’est au prix de la redécouverte du contexte de l’époque, de la nature
et de l’ampleur des moyens mis en œuvre par l’ennemi pour briser la
résistance algérienne qu’on pourra parvenir à savoir comment cela a pu
être possible et contribuer à une compréhension différente de la
tragédie. 1958 est l’année terrible pour l’Algérie combattante. Elle
marque le tournant de la guerre. Les Français, après leurs déboires
militaires de l’année précédente, décident de réorganiser leur armée,
de la doter en armements nouveaux et de la redéployer autrement. Ils
affûtent d’autres outils (des rideaux de fer pour isoler l’Algérie) et
ils affinent de nouvelles approches, basées sur une connaissance
parfaite de l’organisation de l’ALN et sur un théorème froid :
détruire sa composante humaine, y compris par les moyens les plus
sales. La naïveté de l’adversaire, son refus de croire à tant de
noirceur contribueront au succès de la manœuvre. Les maquisards
algériens n’étaient pas de taille à faire face à cette répugnante
façon de faire la guerre. Beaucoup d’observateurs dans le monde
s’étonnent de la sérénité et du calme du peuple algérien alors
qu’autour de lui le monde arabe bout. Un cinglant démenti à la théorie
des dominos ! La «bleuïte» n’est pas encore étudiée à l’Académie
interarmes de Cherchell (et c’est bien dommage), elle est par contre
retenue par les Algériens comme l’exemple du cynisme et du manque de
scrupules de ceux dont les arrière- pensées n’ont rien à voir avec
l’apparence qu’ils montrent. Aux yeux des Français, la Wilaya III
n’est pas une wilaya comme les autres. Depuis le congrès de la Soummam
qui s’est tenu dans ses murs, et la chute de tension dans l’Aurès
après la mort de Mostepha Benboulaïd, elle est une figurine
stratégique sur l’échiquier algérien. Elle est le socle originel d’une
grande partie des hommes qui dirigent la révolte. Dans une salle
attenante au bureau du général commandant la 27e division alpine, qui
est déployée en Kabylie, est étalée une immense carte. Cette carte est
vérolée par une multitude de petites épingles agrémentée, chacune,
d’un minuscule fanion. Chaque petit drapeau porte inscrit le nom d’un
des chefs de la révolution, son palmarès ainsi que son lieu de
naissance. L’officier d’état-major qui s’est adonné à l’exercice des
épingles a dû souvent méditer, les deux coudes sur son bureau, la tête
entre les mains, sur l’immense place des élites kabyles dans les
structures de la révolution. Sur le plan militaire, la Wilaya III est
la clef d’Alger. La majorité des fidayines qui ont mis la capitale à
feu et à sang en 1957, et qui n’ont pu être neutralisés que par des
moyens extrêmes, en sont originaires. L’essentiel de l’émigration en
France qui alimente par ses cotisations les caisses de la révolution
est originaire de Kabylie. Pour le général Jacques Faure, nouveau
commandant de la 27e division alpine, le constat est accablant. La
vérité officielle d’une «population fidèle à la France, terrorisée par
les hors-la-loi» ne tient pas la route. La carte parlante établie à
l’usage de son prédécesseur, qu’il a sous les yeux, démontre la
parfaite symbiose entre les hommes armés et les civils. Les envolées
du cardinal Lavigerie et ses incantations prosélytistes, les
implantations des pères blancs, les théories racistes du général
Daumas, qui faisaient du Kabyle un être en tout supérieur à l’Arabe,
les réseaux des grands notables indigènes comblés de privilèges, le
systématique «diviser pour régner» de tous les gouverneurs généraux
qui se sont succédé à Alger, tout cela s’est soldé par un terrible
échec. La Kabylie citadine, même celle des élites francisées, la
Kabylie profonde qui ne parle pas un mot d’arabe, sont unies autour de
leur avant-garde qui active dans l’ALN. Les officiers SAS et SAU
avouent n’avoir rien compris. C’est à supprimer le nom de Descartes de
la liste de leurs maîtres à penser. Pourtant, ils s’étaient bien
obstinés. Ils avaient organisé force scrutins dans les régions
«pacifiées». Ils avaient remis des armes à des dizaines de villageois
rameutés par des «béni-oui-oui» folkloriques et focalisé la loupe
grossissante des «Unes» de leurs journaux sur quelques fellahs serrés
sur un mouchoir de poche. Même lorsque «l’oiseau bleu» aux rémiges
tricolores s’était envolé pour aller roucouler sur l’épaule droite de
Krim, ils avaient, en tablant sur «le particularisme kabyle », tenté
et tenté encore. La carte aux fanions démontrait au général Faure que,
quelque part, leur postulat était archifaux, et il était archifaux
parce qu’ils avaient confondu attachement au terroir et sentiment
national. Le terroir kabyle est autre chose que le heimat des
Allemands, le domov des Slaves ou «la douceur angevine» des Français
quand, entre deux escapades guerrières, ils se laissent bercer,
nostalgiques, par le hamac du vague à l’âme. C’est tout à la fois le
sacre quotidien - par la déférence - de la glaise originelle et des
mânes des ancêtres. Ce sont des syllabes rudes qui portent jusqu’au
sommet du versant, le jour où un entêtement épais voile le regard des
hommes. Ce sont aussi des alluvions diverses, mots et us, soumises
longtemps, avant d’être intégrées, à l'exequatur du sage tribunal des
anciens. Cette vocation inébranlable à être d’abord soi-même n’a
jamais contrarié l’élan vers l’outre horizon. Elle n’a jamais renié
les grandes solidarités exprimées par tous les Algériens unis derrière
leurs bannières guerrières dans mille champs d’honneur. Elle n’a
jamais effacé la conscience d’être aussi en charge des frontières
souveraines du pays. En un mot : le sentiment de faire partie de la
nation algérienne par la preuve du sang versé pour la même cause et
par l’argile brûlante du cimetière indivis. Le chef de ce bastion
granitique attaché à ses traditions, et devenu grâce à son avant-garde
le cœur battant de la révolte algérienne, est le charismatique
Amirouche. Sur la carte où sont plantés les fanions des chefs rebelles
les plus connus ; le sien, fixé à Tassaft Ouguemoun, au cœur du
Djurdjura, domine tous les autres. Il représente pour Jacques Faure le
signe noir qui endeuille ses armoiries. Les hommes d’Amirouche
frappent et disparaissent dans l’entrelacs des sommets et des fonds de
leur terroir. Son OCFLN est remise à flots chaque fois qu’elle est
neutralisée. Il s’est taillé une réputation de chef de guerre
insaisissable. Il a eu raison des chasseurs qui le traquaient. Vaincre
la révolte en Algérie passe nécessairement par la mise à genoux de la
Wilaya III, et il est impossible d’atteindre ce résultat sans résoudre
l’équation Amirouche ! Le général Jacques Faure est un officier au
long palmarès. Il a été gouverneur militaire de Vienne (1952 et 1953),
commandant des forces d’occupation françaises en Allemagne, directeur
de l’école d’application d’Infanterie à Saint- Maixent. Il a commandé
le 1er régiment de chasseurs parachutistes en 43 et en 46, ainsi que
les commandos de l’aviation. C’est aussi une forte tête. Il a été
impliqué dans l’attentat contre Salan. Encouragé par le mystérieux
«groupe des six» dont faisaient partie Michel Debré et Giscard
d’Estaing, il avait tenté de faire un putsch pour renverser le
gouvernement. C’est donc un officier très «Algérie française»,
théoricien, praticien et homme d’action en même temps, qui est face à
Amirouche. Il ne reculera devant aucun moyen pour réussir. La 27e
division alpine, dont il a pris le commandement, est renforcée par de
nombreuses unités pour densifier au maximum son dispositif de combat.
Le lendemain de son installation dans ses nouvelles fonctions, Jacques
Faure commande à la police judiciaire de Tizi Ouzou une photo agrandie
de Amirouche. Il l’a fait encadrer et l’accroche au mur, face à son
bureau. A mesure que le temps passe, et que Amirouche reste hors
d’atteinte des milliers de chasseurs alpins qui le traquent, ce
portrait le fascine. Il n’en dort plus. C’est devenu son cauchemar
quotidien. L’homme figuré là, à quelques mètres de lui, qui le nargue
de son regard jocondesque, est l’échec humiliant de sa longue carrière
d’officier. Le qui-vive permanent auquel s’astreint «le feu follet
kabyle», sa façon de combattre, ne laissent aucune chance à ses
ennemis. Au bout de moult réunions au sommet à Alger, les stratèges
français décident d’essayer une autre approche : le conditionnement de
celui qui se joue d’eux depuis tant d’années. L’opération, confiée au
GRE (Groupe de renseignements et d’exploitation) du capitaine Paul-
Alain Léger, commence par une meilleure évaluation de la personnalité
de Amirouche. Une grille de lecture psychanalytique lui est consacrée.
Le fichier de ceux qui constituent la fine fleur de la Wilaya III est
mis à jour. C’est ce vivier que Léger et son supérieur le colonel
Godard veulent détruire. La relecture des comptes-rendus et analyses
de toutes les entreprises précédentes de déstabilisation de la Wilaya
III faisait apparaître deux constantes : l’extrême méfiance de
Amirouche et la vigueur avec laquelle il avait éliminé les traitres.
La machination est basée sur un pari, les réactions logiques d’un
homme dans la position d’Amirouche, quand il découvrira que son
environnement est miné. Le procédé auquel il aura immanquablement
recours: les interrogatoires poussés pour obtenir des aveux
provoqueront les métastases attendues. Puisqu’il s’avère impossible de
séparer la population du FLN, le but ultime de l’opération sera – au-
delà de la mise hors de combat du maximum de rebelles – la cassure
irréparable du couple ALN d’origine rurale et ALN d’origine citadine.
Le virus dévastateur de «la bleuïte» est logé dans une éprouvette âgée
de 18 ans. La mort qui va s’abattre sur tant d’innocents est en
marche. Les chefs de l’ALN, qu’ils opèrent au Centre, à l’Ouest ou à
l’Est, n’ont aucune idée de ce qu’est le Service de l’Action
Psychologique qui s’occupe d’eux ni des moyens dont il dispose. Ils
ont une vision simplissime de l’ennemi : le tank, l’avion, le soldat,
le harki. Lorsqu’ils découvrent, effarés, un traître infiltré dans
leur propre entourage, la lecture qu’ils en font est une lecture
tronquée de l’essentiel. L’arbre leur cache la forêt des spécialistes
qui cogitent dans des laboratoires et qui font des projections sans
cesse revues et corrigées selon les dernières données obtenues par
leurs innombrables relais, projections qu’ils mettent à l’épreuve du
terrain à la première opportunité. Nous ne nous sommes jamais
interrogés – alors que nous avons eu cinquante ans pour le faire – sur
l’origine des rumeurs qui ont abouti à la liquidation de Bachir
Chihani, à l’isolement de Mostepha Benboulaïd après son évasion, aux
doutes qui ont conduit (entre autres acteurs) un homme aussi averti
que le colonel Kafi à parler comme il l’a fait de Abane Ramdane. Aucun
de ceux qui ont traité de «la bleuïte» n’est allé assez loin pour
essayer de savoir qui était en réalité Ahcène Mahiouz, qu’est-ce qu’il
a appris chez l’Abwehr, jusqu’où allait son adoration des SS, comment
il a été «traité» par les services français, lorsqu’il a été arrêté
après son parachutage en Algérie, pourquoi il a été gracié alors que
Mahdi Mokrani, convaincu des mêmes chefs d’inculpation, a été exécuté,
pourquoi a-t-il fait tuer même les maquisards qui ont donné la preuve
de leur patriotisme en chaque occasion, et dont il était sûr de leur
innocence ? On doit, pour rendre justice à la mémoire des victimes de
toutes les «bleuïtes», qui ont endeuillé la révolution, essayer de
répondre un jour à ces questions. Amirouche ne vit pas dans un
sanctuaire protégé par une frontière internationale. Il ne dort jamais
deux nuits de suite dans le même refuge. Il connaît un stress
permanent. Les renseignements précis que les Français ont sur ses
déplacements, presque en temps réel, l’incitent à penser que la
délation vient du sein même de son environnement immédiat. Hélas,
c’est vrai. Des fidaï ont été arrêtés l’année d’avant à Alger, une
poignée d’entre eux a été «retournée » par les officiers parachutistes
de la contreguérilla, elle a inspiré dans le djebel, grâce aux
diagonales solides du cousinage, quelques émules ça et là. Ces cas
locaux ont fait grand bruit dans certains villages qui ont vu des
hommes qui exigeaient, au nom du FLN, quelque temps auparavant, d’être
hébergés, nourris et guidés revenir, habillés en supplétifs. Les SAS
sont actives dans les zones rurales auprès des démunis, et concourent
par leur action au recrutement des harkis. A l’Est, la reddition de
Ali Hambli et de toute sa katiba donne lieu à un déchaînement de
commentaires sur «un possible ralliement en masse des fellaghas».
Jaques Chaban-Delmas, ministre de la Guerre, qui était en mars en
Algérie, en avait servi de pleines louches.
«L’infaillible sauveur»
Au moment où l’état-major de la Wilaya III évalue le nouvel état des
lieux, la situation politique a changé. Avec l’arrivée au pouvoir de
l’ambigu Charles de Gaulle, auréolé du poids de ses intransigeances
passées, «porteur d’une vocation singulière au refus de la défaite et
à la grandeur de la France», le parti ultra jubile. Il est attendu de
l’homme du 18 Juin qu’il corsète la volonté nationale ébranlée par une
défaillance des politiciens et qu’il donne, immédiatement, des arrhes
sur le terrain. De Gaulle ne décevra pas les tenants de l’Algérie
française. En attendant que les moyens de la guerre totale soient
réunis, l’euphorie, due à la présence de «l’infaillible sauveur»
aidant, surgit une nouvelle, une étrange chanson : «Avec de Gaulle
tout devient possible : l’oubli des humiliations passées, la guérison
des plaies, la réparation des injustices, une Algérie nouvelle et
fraternelle ». Dans le lexique élaboré par les paroliers de Godard, un
mot suave doté d’un effet magnétique miraculeux apparaît. Il attire,
dans les bras l’un de l’autre, le colon repus et arrogant et son
humble ouvrier au dos brisé, la pied-noir au cœur de pierre et sa
boniche aux mains calleuses : «Fraternisation» ! L’étonnante rengaine
est reprise en chœur par Mlle Sid Cara et ses amis, femmes de ménage,
chauffeurs et jardiniers en renfort. Le «O, combien je vous aime»
déclamé sous le balcon de Robert Lacoste par la gent abonnée aux
mangeoires du bachagha Boualem et compagnie, n’a fait vibrer personne
dans les djebels, mais il devient un élément qui sera pris en compte
lorsque la suspicion s’installera. Dès le mois de mai, des Algériens
rentrent en nombre dans les comités de «Salut Public». Les riches
colons des Issers et la Mitidja mettent la main à la poche pour
susciter les enthousiasmes. L’état-major de la Wilaya III sent que
quelque chose est en train de se passer. L’effet de Gaulle est
ressenti. Des désertions, impensables jusque-là, se produisent. Le 10
juin, le CCE demande aux chefs de Wilaya d’engager, plus que jamais,
une lutte impitoyable contre les «traitres». Au mois d’octobre de la
même année, de Gaulle, qui a assis son pouvoir, tente de découpler
l’ALN de l’intérieur, des politiques installés à l’extérieur, en
lançant son appel à la «la paix des braves». Le slogan est censé vider
les maquis contre la promesse de réformettes et d’une réinsertion
sociale des combattants. Certains, et non des moindres, s’y laisseront
prendre. Le référendum du 28 septembre 1958, concernant l’adoption de
la nouvelle constitution française, voit la participation massive des
musulmans, surtout en Kabylie. Il est vrai, grâce au terrible forcing
de l’armée française. Le CCE, puis le GPRA, à partir de Tunis
multiplient les mises en garde : «L’heure est grave. L’heure est à la
vigilance !» Bien avant l’appel de De Gaulle, le tarissement des
mouvements des compagnies d’acheminement depuis le début de l’année,
et «l’inaction » du CCE face au barrage électrifié ont rendu plus
dures les conditions de la lutte et ont provoqué, ça et là, des
commentaires défaitistes, lesquels sont interprétés - parce qu’ils
sont rapportés à Amirouche - comme des symptômes de découragement et
des signes annonciateurs d’une débandade programmée. Les unités
envoyées en Tunisie pour ramener des armes sont revenues bredouilles,
sans même avoir essayé de se frotter aux barrages. Le doute, qui se
nourrit d’éléments objectifs, prend une autre forme : «L’intime
conviction». L’intime conviction !... Cette certitude qui, à travers
les âges, a envoyé tant d’innocents à la mort...
La solitude d’Amirouche
Le chef de la Wilaya III n’a pas les spécialistes à même de décoder
les processus de conditionnement et d’infiltration qui précèdent les
étapes d’où partiront les tangentes dévastatrices. Il n’a qu’une seule
idée de la façon dont il faut aborder ce qui lui apparaît être une
opération subversive de grande ampleur : la stopper coûte que coûte.
Il n’a pas à sa disposition les bureaux spécialisés d’un état-major
apte à son but et à sa fonction, capables d’aller plus loin dans
l’inextricable écheveau du milieu familial, des attaches humaines
horizontales, du cursus des études, des raisons du ralliement à la
révolution des maquisards suspectés ou dénoncés, dans l’examen du
timing du calendrier des pseudo-rencontres de l’accusé avec ses
commanditaires, des raisons matérielles, ou autres, qui auraient pu
donner quelque crédit à son éventuel basculement. Tout cela est hors
de la portée de Amirouche. N’ayant ni le temps ni les moyens pour une
investigation policière méticuleuse et patiente, vivant un moment
d’extrême tension, destinataire de mises en garde à répétition émanant
du directoire politique suprême, il a pris le raccourci dangereux des
aveux extorqués. Les comptes-rendus de l’inquiétant Mahiouz
installeront en lui le syndrome de la trahison généralisée. Lorsque
l’opération concoctée par les services du colonel Godard commence à
faire des ravages, la haute hiérarchie de l’ALN installée à Tunis, qui
aurait pu s’étonner de l’ampleur de cette épidémie «d’agents français
infiltrés» et qui aurait pu dire : «attention» et arrêter l’engrenage
fatal, n’a pas pris la juste mesure du drame. En 1958, le commandement
de l’ALN est encore dans une phase laborieuse d’organisation et de
remise en ordre. Mohamedi-Saïd Nasser, porté à la tête d’un nouveau
COM (12 avril 1958), est confronté très tôt à une fronde paralysante,
qui muera bientôt en cabale, menée par ses adjoints, les colonels
Lamouri, Bouglez, Mohammed Aouachria et du commandant Amar Ben Aouda.
Amirouche, du côté du COM, n’a rien à espérer. Krim, Boussouf et
Bentobal (les trois «B»), dans un environnement difficile, essayent de
concrétiser le programme défini par le cahier des charges de la
Soummam. Ils ont fort à faire. Boussouf, dont on a fait un redoutable
spécialiste de la guerre de l’ombre, était lui-même atteint
d’espionite aiguë. Sa devise était «vigilance, vigilance et encore
vigilance!» Son service de renseignement, encore embryonnaire, n’a
même pas détecté l’immense redéploiement des forces françaises sur la
frontière orientale de l’Algérie lorsque la base de l’Est, mal
informée, a fait l’erreur tragique de tenter un passage en force du
barrage électrifié. L’opération coûtera à l’armée algérienne, en huit
jours, sept cents morts ! (Fin avril, début mai 1958). Boussouf,
victime de ses a priori, admettra comme tout à fait plausible le
scénario d’une infiltration massive d’agents de l’ennemi. Ce qui se
passe en Wilaya III l’incitera à imposer de nouvelles mesures
drastiques pour protéger les structures placées sous sa
responsabilité. Les moudjahidine qui ont travaillé à ses côtés s’en
souviennent. Krim, parce qu’il a commandé la Wilaya III et parce que
nul mieux que lui ne connaît les maquisards qui crient leur innocence
et dont certains ont été ses compagnons et ses proches, ne réagit pas.
Sans doute était-il passé trop rapidement du statut de guérillero à
celui d’homme d’Etat. Ses nouvelles responsabilités lui prenaient
l’essentiel de sa réflexion. Il avait sous-traité les questions des
hauteurs qui lui ont servi de tremplin à un homme (Mohamedi-Saïd
Nasser) qui n’avait pas le calibre qu’exigeait la fonction. Ni
Boussouf ni Bentobal ne sauraient être tenus responsables de
l’inaction du CCE, face à la tragédie que vit la Wilaya III, autant
que l’est Krim. A la décharge du responsable des forces armées, les
difficultés auxquelles il se heurtait étaient considérables. Il était
sur tous les fronts. Il était également seul. Mais il l’était par les
choix qu’il avait faits en imposant des responsables incompétents à
des postes stratégiques, il l’était par son installation loin des
maquisards, il l’était par la sourde oreille qu’il a opposée aux
appels d’Amirouche, il l’était par la disparition de Abane, il l’était
par la mort des fils de l’Aurès. Le jour où Amirouche tombera, Krim
saura ce qu’est la vraie solitude. Mais, il sera alors trop tard.
Chacun des trois «B» a fondé son pouvoir sur le socle d’une wilaya,
une chasse gardée tenue par un féal. Les affaires de la Wilaya III
étaient du ressort exclusif de Krim. Le propre du pouvoir collégial
est d’être ambivalent et irrésolu. Il devient paralysant quand
intervient dans l’équation le souci de ne pas trop regarder dans le
jardin du voisin. Il faut attendre la fin de l’année 1958, après la
convocation par Amirouche d’une réunion des chefs de wilaya de
l’intérieur, pour voir les choses bouger à Tunis.
Le voyant rouge a bel et bien clignoté
Le Dr Chaulet, lorsqu’il commence à réunir tous les écrits, toute la
documentation (BRQ, revues spécialisées, études, articles de journaux,
comptes-rendus de débats) relatifs à la guerre d’Algérie dans les
bureaux que M’hamed Yazid a mis à sa disposition dans un immeuble
situé avenue de Paris à Tunis (discrètement protégé par les hommes de
Ahmed Khlil qui vient de nous quitter), s’interroge sur la publicité
par trop excessive que fait la presse française aux systèmes de
défense du barrage électrifié. Il est intrigué par la débauche de
précisions. Il parvient à la conclusion que c’est un conditionnement
psychologique voulu, ciblant les candidats au franchissement pour les
inhiber et les terroriser avant même le passage à l’acte: «Le barrage
de la mort», «le rideau de fer qui tue», «hécatombe dans les rangs des
rebelles», «voir Souk Ahras et mourir», «99% des hors-la-loi laissent
leur peau dans les champs de mines», «Tu veux toujours te frotter au
barrage ? Essaie et tu connaîtras l’enfer » etc. Il en parle à Fanon
qui habite, également, avenue de Paris. Les paroles de Chaulet
éveillent les soupçons de Fanon sur autre chose, sur ce qui se passe
en Kabylie et qui commence à se savoir à Tunis. Fanon est intrigué,
non par la présence de traitres, inévitables dans toutes les guerres,
mais par leur nombre. Cela ne cadre pas avec ce qu’il croit savoir de
la société algérienne, des sentiments qui ont conduit les jeunes
Algériens à prendre les armes. Cela perturbe tout son cheminement
dialectique. A l’époque, Fanon collecte le maximum de matières pour
ses ouvrages. Il a déjà écrit l’essentiel de l’An Cinq de la
Révolution Algérienne. Il est en contact direct avec les maquis de la
base de l’Est par le biais du commandant Rabah Nouar. Il interroge les
djounoud sur la vie quotidienne à la campagne, sur les relations entre
les colons et les Algériens. Il sollicite des éclairages de la part
des officiers qui le reçoivent. Il a des discussions à bâtons rompus
avec Tahar Zbiri qu’il soigne pour des maux de tête à répétition. Il
écoute le prolixe Abdelkrim Hamrouchi, un esprit brillant qu’aucun
interdit n’arrête quand il toise avec des mots féroces une dégaine ou
un discours. Il passe des soirées entières avec l’intarissable Saad
Dahleb. Il note tout ce qui pourrait l’aider à comprendre
«l’étiologie» de la foi des montagnards comme des citadins et qui
explique leur inébranlable détermination à tenir tête à l’immense
machine de guerre française. Les malades, venus des djebels, qu’il
soigne, extériorisent des délires dus aux traumatismes qu’ils ont
subis. Ce qui se passe en Kabylie ne cadre pas avec sa grille de
lecture de la psychologie des Algériens. Il émet des doutes sur la
culpabilité des jeunes maquisards livrés au bourreau. Et il subodore
quelque machination infernale subrepticement installée et mise en
mouvement grâce à l’amorce imparable de trois ou quatre vrais faux
moudjahidine. Fanon a de la peine à admettre qu’il lui faudra ouvrir
un autre chapitre dans l’ouvrage qu’il prépare, chapitre qui
s’intitulerait «l’exception 1958». Son approche est scientifiquement
pesée. II tente de faire partager ses doutes. En vain ! Fanon
n’insistera pas, de peur de trop insister… Le voyant rouge qui s’est
allumé s’éteint sans avoir déclenché les réflexes qui auraient pu
arrêter l’engrenage. Amirouche, malgré ses appels à l’aide, sera seul,
terriblement seul, pour affronter le malheur !
M. M.
(A suivre)
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Pourquoi Boumediène a séquestré les dépouilles
Par Mohamed Maarfia (moudjahid)
(1re partie)
Quelle meilleure occasion que celle qu’offre l’année du cinquantenaire
de l’Indépendance pour évoquer ceux qui l’ont rendue possible. Parmi
les chefs de guerre algériens qui ont marqué la fin de la décennie
cinquante, Amirouche reste celui qui a inspiré le plus d’écrits :
témoignages donnés dans les journaux par des compagnons de lutte et
livres riches en détails. Certains sont remarquables par la modération
du ton et les précisions historiques, en les lisant, on redécouvre le
parcours de cet homme dont les actes ont marqué les mémoires et on
revisite, de l’intérieur, une époque exceptionnelle foisonnante
d’évènements et de péripéties.
Il faut espérer d’autres écrits pour faire connaître davantage l’homme
de fer du Djurdjura, lequel, plus de cinquante ans après sa mort,
continue à déchaîner les passions. Il faut continuer à écrire, à
évoquer ces grands destins d’Algérie, sans transiger sur la vérité
quelle que soit la qualité des censeurs et sans se laisser démonter
par le déluge des rhétoriques et les artifices de la désinformation
destinés à voiler les éclairages. Les années terribles où Amirouche et
les autres responsables de wilaya se sont accomplis, comme chefs de
guerre et hommes politiques, restent encore à découvrir. Mohamed
Maarfia propose, sous un angle de vision particulier et avec des
précisions et des compléments peut-être non encore suffisamment dits,
une lecture différente des violences de l’année 1955 et de l’épisode
de «la bleuïte». Tout en présentant, du point de vue du moudjahid
qu’il est, la personnalité d’Amirouche, il explique dans quelles
circonstances le chef de la Wilaya III a dû entreprendre le voyage, en
mars 1959, qui lui coûtera la vie. Ce que dit Mohamed Maarfia sur le
fonctionnement du pouvoir révolutionnaire d’alors est instructif. Il
permet de mieux appréhender certains évènements de notre histoire
récente.
La mémoire d’Amirouche
Amirouche était-il sanguinaire ? L’accusation le poursuit depuis la
nuit du 13 au 14 avril 1956, lorsque les harkis du bachagha Ourabah
ont été éliminés de la façon que l’on sait. Faut-il défendre la
mémoire d’Amirouche par les non-dits, les omissions voulues et la
minorisation des évènements ou bien regarder en face ce qu’a été notre
révolution et dire la vérité, fût-elle difficile ? L’omission des
chapitres sanglants où Amirouche a tenu les premiers rôles, comme si
les yeux embués par l’émotion on a de la peine à les voir,
ressemblerait à un subterfuge. Le procédé entacherait de suspicion
l’essai le plus brillant. La meilleure façon de défendre les siens,
c’est de les prendre tels qu’ils furent, dans leurs jours de gloire et
dans leurs heures de doute et de solitude, et surtout dans le contexte
de leur époque. La réalité des deux premières années de la révolution
est terrible. C’étaient les années de Thermidor et de ses ravins
sanglants. On a les places de Grève qu’on peut. C’étaient les années
des ruées désordonnées sur les villages du Nord Constantinois et sur
les fermes isolées dont personne n’en réchappait, au grand malheur des
innocents. Ceux qui n’ont jamais admis l’émancipation de l’Algérie ont
toujours fait de ces évènements la seule image de marque de la
révolution algérienne. (Les moudjahidine ont fait avec, sans aucun
complexe). Amirouche n’était pas un héros de bandes dessinées, un boy-
scout en chemise blanche soucieux de sa b.a. quotidienne, un
romantique de la révolution atteint d’angélisme aigu, mais un militant
entier, imperméable aux nuances, dur avec lui-même et avec les autres,
rejetant le compromis, incapable de trouver des circonstances
atténuantes à celui qui a pris les armes contre son pays, implacable
devant la trahison, convaincu que ce qui était en jeu valait sa vie et
celle des autres. Le cercle des iniquités où le siècle l’a emmuré,
n’était franchissable que par la violence. Mais, s’il en usa comme
arme, il ne le fit jamais qu’en dernier ressort. Cette révolution que
lui et ses compagnons divinisaient et incarnaient en même temps a
d’abord fait appel au prêche, au discours, aux appels à la solidarité
et à l’union, mais face, quelquefois, à la désespérante résignation
d’une population au joug colonial, elle a dû recourir, dans les deux
premières années, à des moyens extrêmes pour imposer son dogme :
libérer l’Algérie. La phase historique que la révolution vivait,
exigeait la destruction du système administratif français basé sur la
collaboration d’indigènes stipendiés. Les moudjahidine, encore de ce
monde, se souviennent du prix fort que certains de leurs compagnons
ont payé à la délation. Il est arrivé qu’après un couscous campagnard,
ou un passage de nuit, des moudjahidine soient dénoncés puis
pourchassés par des opérations militaires auxquelles des civils
musulmans ont pris part. Mettre hors d’état de fonctionner
l’infrastructure sur laquelle reposait l’édifice colonial était la
condition pour survivre, durer et espérer vaincre un jour. Faiblir au
moment où la survie des groupes armés dépendait d’une omerta
hermétique était la réinvention suicidaire du rocher de Sisyphe. Etre
ou ne pas être. C’était cela le dilemme. Les suppôts du colonialisme
ont payé le prix fort, non seulement en Wilaya III, mais dans toutes
les étendues de la révolte, du nord au sud et de l’est à l’ouest. Les
responsables de l’ALN, Amirouche comme tous les autres, ont sévi avec
rigueur pour faire comprendre à tous les entendeurs que la seule voie
du salut était l’écoute respectueuse des oukases de la révolution. La
Wilaya III, plus que partout ailleurs, a été confrontée aux tentatives
d’implantation de groupuscules hostiles au mouvement indépendantiste,
le MNA entre autres. Le sort qui leur a été fait a laissé au FLN le
monopole de la révolution pour le plus grand bénéfice de l’Algérie. Il
faut préciser, cependant, que le futur colonel n’a jamais appliqué le
principe de la responsabilité collective, et qu’il n’est en rien
concerné par les tueries perpétrées dans la nuit du 28 au 29 mai 1957.
Amirouche se trouvait en Tunisie au moment où le tueur de civils qui
avait sévi là se consolait, comme hier, monsieur de Monluc par le
cynique «Dieu reconnaîtra les siens !». Ces actes inexcusables qui ont
provoqué les protestations indignées du monde entier, y compris des
amis de l’Algérie combattante, comme le journaliste Robert Barrat ou
l’historien Pierre Vidal-Naquet, avaient mis le CCE dans un très grand
embarras, réuni en urgence, il avait réitéré à l’usage de tous les
maquisards, le premier commandement du Congrès de la Soummam : donner
à la révolution algérienne un visage humain !
«La bleuïte »
«La bleuite». Pourquoi en parler encore alors que beaucoup d’acteurs
de premier rang se sont exprimés sur le sujet ? Parce que c’est
l’épisode de «la bleuïte» qui a donné un alibi spécieux, une sorte de
bonne conscience, à ceux qui ont pris la décision d’ordonner le
silence sur la découverte des ossements d’Amirouche, alors que leurs
véritables motivations n’ont rien à voir avec les évènements qui ont
eu lieu en Wilaya III, en 1958. On doit, tout en respectant l’émotion
des proches et des compagnons des innocents sacrifiés, tenter d’aller
au fond des choses sur le sujet. Il ne s’agit nullement d’absoudre les
chefs de wilaya, - et à leur tête Amirouche - qui ont ordonné des
purges, ou laissé faire les commissions ardentes dont les membres ont
démontré qu’ils n’ont rien compris à l’immense élan qui a entraîné
toute une jeunesse vers l’ALN, mais de considérer pourquoi ces chefs
de wilaya, passionnément dévoués à l’Algérie, en sont arrivés là.
C’est au prix de la redécouverte du contexte de l’époque, de la nature
et de l’ampleur des moyens mis en œuvre par l’ennemi pour briser la
résistance algérienne qu’on pourra parvenir à savoir comment cela a pu
être possible et contribuer à une compréhension différente de la
tragédie. 1958 est l’année terrible pour l’Algérie combattante. Elle
marque le tournant de la guerre. Les Français, après leurs déboires
militaires de l’année précédente, décident de réorganiser leur armée,
de la doter en armements nouveaux et de la redéployer autrement. Ils
affûtent d’autres outils (des rideaux de fer pour isoler l’Algérie) et
ils affinent de nouvelles approches, basées sur une connaissance
parfaite de l’organisation de l’ALN et sur un théorème froid :
détruire sa composante humaine, y compris par les moyens les plus
sales. La naïveté de l’adversaire, son refus de croire à tant de
noirceur contribueront au succès de la manœuvre. Les maquisards
algériens n’étaient pas de taille à faire face à cette répugnante
façon de faire la guerre. Beaucoup d’observateurs dans le monde
s’étonnent de la sérénité et du calme du peuple algérien alors
qu’autour de lui le monde arabe bout. Un cinglant démenti à la théorie
des dominos ! La «bleuïte» n’est pas encore étudiée à l’Académie
interarmes de Cherchell (et c’est bien dommage), elle est par contre
retenue par les Algériens comme l’exemple du cynisme et du manque de
scrupules de ceux dont les arrière- pensées n’ont rien à voir avec
l’apparence qu’ils montrent. Aux yeux des Français, la Wilaya III
n’est pas une wilaya comme les autres. Depuis le congrès de la Soummam
qui s’est tenu dans ses murs, et la chute de tension dans l’Aurès
après la mort de Mostepha Benboulaïd, elle est une figurine
stratégique sur l’échiquier algérien. Elle est le socle originel d’une
grande partie des hommes qui dirigent la révolte. Dans une salle
attenante au bureau du général commandant la 27e division alpine, qui
est déployée en Kabylie, est étalée une immense carte. Cette carte est
vérolée par une multitude de petites épingles agrémentée, chacune,
d’un minuscule fanion. Chaque petit drapeau porte inscrit le nom d’un
des chefs de la révolution, son palmarès ainsi que son lieu de
naissance. L’officier d’état-major qui s’est adonné à l’exercice des
épingles a dû souvent méditer, les deux coudes sur son bureau, la tête
entre les mains, sur l’immense place des élites kabyles dans les
structures de la révolution. Sur le plan militaire, la Wilaya III est
la clef d’Alger. La majorité des fidayines qui ont mis la capitale à
feu et à sang en 1957, et qui n’ont pu être neutralisés que par des
moyens extrêmes, en sont originaires. L’essentiel de l’émigration en
France qui alimente par ses cotisations les caisses de la révolution
est originaire de Kabylie. Pour le général Jacques Faure, nouveau
commandant de la 27e division alpine, le constat est accablant. La
vérité officielle d’une «population fidèle à la France, terrorisée par
les hors-la-loi» ne tient pas la route. La carte parlante établie à
l’usage de son prédécesseur, qu’il a sous les yeux, démontre la
parfaite symbiose entre les hommes armés et les civils. Les envolées
du cardinal Lavigerie et ses incantations prosélytistes, les
implantations des pères blancs, les théories racistes du général
Daumas, qui faisaient du Kabyle un être en tout supérieur à l’Arabe,
les réseaux des grands notables indigènes comblés de privilèges, le
systématique «diviser pour régner» de tous les gouverneurs généraux
qui se sont succédé à Alger, tout cela s’est soldé par un terrible
échec. La Kabylie citadine, même celle des élites francisées, la
Kabylie profonde qui ne parle pas un mot d’arabe, sont unies autour de
leur avant-garde qui active dans l’ALN. Les officiers SAS et SAU
avouent n’avoir rien compris. C’est à supprimer le nom de Descartes de
la liste de leurs maîtres à penser. Pourtant, ils s’étaient bien
obstinés. Ils avaient organisé force scrutins dans les régions
«pacifiées». Ils avaient remis des armes à des dizaines de villageois
rameutés par des «béni-oui-oui» folkloriques et focalisé la loupe
grossissante des «Unes» de leurs journaux sur quelques fellahs serrés
sur un mouchoir de poche. Même lorsque «l’oiseau bleu» aux rémiges
tricolores s’était envolé pour aller roucouler sur l’épaule droite de
Krim, ils avaient, en tablant sur «le particularisme kabyle », tenté
et tenté encore. La carte aux fanions démontrait au général Faure que,
quelque part, leur postulat était archifaux, et il était archifaux
parce qu’ils avaient confondu attachement au terroir et sentiment
national. Le terroir kabyle est autre chose que le heimat des
Allemands, le domov des Slaves ou «la douceur angevine» des Français
quand, entre deux escapades guerrières, ils se laissent bercer,
nostalgiques, par le hamac du vague à l’âme. C’est tout à la fois le
sacre quotidien - par la déférence - de la glaise originelle et des
mânes des ancêtres. Ce sont des syllabes rudes qui portent jusqu’au
sommet du versant, le jour où un entêtement épais voile le regard des
hommes. Ce sont aussi des alluvions diverses, mots et us, soumises
longtemps, avant d’être intégrées, à l'exequatur du sage tribunal des
anciens. Cette vocation inébranlable à être d’abord soi-même n’a
jamais contrarié l’élan vers l’outre horizon. Elle n’a jamais renié
les grandes solidarités exprimées par tous les Algériens unis derrière
leurs bannières guerrières dans mille champs d’honneur. Elle n’a
jamais effacé la conscience d’être aussi en charge des frontières
souveraines du pays. En un mot : le sentiment de faire partie de la
nation algérienne par la preuve du sang versé pour la même cause et
par l’argile brûlante du cimetière indivis. Le chef de ce bastion
granitique attaché à ses traditions, et devenu grâce à son avant-garde
le cœur battant de la révolte algérienne, est le charismatique
Amirouche. Sur la carte où sont plantés les fanions des chefs rebelles
les plus connus ; le sien, fixé à Tassaft Ouguemoun, au cœur du
Djurdjura, domine tous les autres. Il représente pour Jacques Faure le
signe noir qui endeuille ses armoiries. Les hommes d’Amirouche
frappent et disparaissent dans l’entrelacs des sommets et des fonds de
leur terroir. Son OCFLN est remise à flots chaque fois qu’elle est
neutralisée. Il s’est taillé une réputation de chef de guerre
insaisissable. Il a eu raison des chasseurs qui le traquaient. Vaincre
la révolte en Algérie passe nécessairement par la mise à genoux de la
Wilaya III, et il est impossible d’atteindre ce résultat sans résoudre
l’équation Amirouche ! Le général Jacques Faure est un officier au
long palmarès. Il a été gouverneur militaire de Vienne (1952 et 1953),
commandant des forces d’occupation françaises en Allemagne, directeur
de l’école d’application d’Infanterie à Saint- Maixent. Il a commandé
le 1er régiment de chasseurs parachutistes en 43 et en 46, ainsi que
les commandos de l’aviation. C’est aussi une forte tête. Il a été
impliqué dans l’attentat contre Salan. Encouragé par le mystérieux
«groupe des six» dont faisaient partie Michel Debré et Giscard
d’Estaing, il avait tenté de faire un putsch pour renverser le
gouvernement. C’est donc un officier très «Algérie française»,
théoricien, praticien et homme d’action en même temps, qui est face à
Amirouche. Il ne reculera devant aucun moyen pour réussir. La 27e
division alpine, dont il a pris le commandement, est renforcée par de
nombreuses unités pour densifier au maximum son dispositif de combat.
Le lendemain de son installation dans ses nouvelles fonctions, Jacques
Faure commande à la police judiciaire de Tizi Ouzou une photo agrandie
de Amirouche. Il l’a fait encadrer et l’accroche au mur, face à son
bureau. A mesure que le temps passe, et que Amirouche reste hors
d’atteinte des milliers de chasseurs alpins qui le traquent, ce
portrait le fascine. Il n’en dort plus. C’est devenu son cauchemar
quotidien. L’homme figuré là, à quelques mètres de lui, qui le nargue
de son regard jocondesque, est l’échec humiliant de sa longue carrière
d’officier. Le qui-vive permanent auquel s’astreint «le feu follet
kabyle», sa façon de combattre, ne laissent aucune chance à ses
ennemis. Au bout de moult réunions au sommet à Alger, les stratèges
français décident d’essayer une autre approche : le conditionnement de
celui qui se joue d’eux depuis tant d’années. L’opération, confiée au
GRE (Groupe de renseignements et d’exploitation) du capitaine Paul-
Alain Léger, commence par une meilleure évaluation de la personnalité
de Amirouche. Une grille de lecture psychanalytique lui est consacrée.
Le fichier de ceux qui constituent la fine fleur de la Wilaya III est
mis à jour. C’est ce vivier que Léger et son supérieur le colonel
Godard veulent détruire. La relecture des comptes-rendus et analyses
de toutes les entreprises précédentes de déstabilisation de la Wilaya
III faisait apparaître deux constantes : l’extrême méfiance de
Amirouche et la vigueur avec laquelle il avait éliminé les traitres.
La machination est basée sur un pari, les réactions logiques d’un
homme dans la position d’Amirouche, quand il découvrira que son
environnement est miné. Le procédé auquel il aura immanquablement
recours: les interrogatoires poussés pour obtenir des aveux
provoqueront les métastases attendues. Puisqu’il s’avère impossible de
séparer la population du FLN, le but ultime de l’opération sera – au-
delà de la mise hors de combat du maximum de rebelles – la cassure
irréparable du couple ALN d’origine rurale et ALN d’origine citadine.
Le virus dévastateur de «la bleuïte» est logé dans une éprouvette âgée
de 18 ans. La mort qui va s’abattre sur tant d’innocents est en
marche. Les chefs de l’ALN, qu’ils opèrent au Centre, à l’Ouest ou à
l’Est, n’ont aucune idée de ce qu’est le Service de l’Action
Psychologique qui s’occupe d’eux ni des moyens dont il dispose. Ils
ont une vision simplissime de l’ennemi : le tank, l’avion, le soldat,
le harki. Lorsqu’ils découvrent, effarés, un traître infiltré dans
leur propre entourage, la lecture qu’ils en font est une lecture
tronquée de l’essentiel. L’arbre leur cache la forêt des spécialistes
qui cogitent dans des laboratoires et qui font des projections sans
cesse revues et corrigées selon les dernières données obtenues par
leurs innombrables relais, projections qu’ils mettent à l’épreuve du
terrain à la première opportunité. Nous ne nous sommes jamais
interrogés – alors que nous avons eu cinquante ans pour le faire – sur
l’origine des rumeurs qui ont abouti à la liquidation de Bachir
Chihani, à l’isolement de Mostepha Benboulaïd après son évasion, aux
doutes qui ont conduit (entre autres acteurs) un homme aussi averti
que le colonel Kafi à parler comme il l’a fait de Abane Ramdane. Aucun
de ceux qui ont traité de «la bleuïte» n’est allé assez loin pour
essayer de savoir qui était en réalité Ahcène Mahiouz, qu’est-ce qu’il
a appris chez l’Abwehr, jusqu’où allait son adoration des SS, comment
il a été «traité» par les services français, lorsqu’il a été arrêté
après son parachutage en Algérie, pourquoi il a été gracié alors que
Mahdi Mokrani, convaincu des mêmes chefs d’inculpation, a été exécuté,
pourquoi a-t-il fait tuer même les maquisards qui ont donné la preuve
de leur patriotisme en chaque occasion, et dont il était sûr de leur
innocence ? On doit, pour rendre justice à la mémoire des victimes de
toutes les «bleuïtes», qui ont endeuillé la révolution, essayer de
répondre un jour à ces questions. Amirouche ne vit pas dans un
sanctuaire protégé par une frontière internationale. Il ne dort jamais
deux nuits de suite dans le même refuge. Il connaît un stress
permanent. Les renseignements précis que les Français ont sur ses
déplacements, presque en temps réel, l’incitent à penser que la
délation vient du sein même de son environnement immédiat. Hélas,
c’est vrai. Des fidaï ont été arrêtés l’année d’avant à Alger, une
poignée d’entre eux a été «retournée » par les officiers parachutistes
de la contreguérilla, elle a inspiré dans le djebel, grâce aux
diagonales solides du cousinage, quelques émules ça et là. Ces cas
locaux ont fait grand bruit dans certains villages qui ont vu des
hommes qui exigeaient, au nom du FLN, quelque temps auparavant, d’être
hébergés, nourris et guidés revenir, habillés en supplétifs. Les SAS
sont actives dans les zones rurales auprès des démunis, et concourent
par leur action au recrutement des harkis. A l’Est, la reddition de
Ali Hambli et de toute sa katiba donne lieu à un déchaînement de
commentaires sur «un possible ralliement en masse des fellaghas».
Jaques Chaban-Delmas, ministre de la Guerre, qui était en mars en
Algérie, en avait servi de pleines louches.
«L’infaillible sauveur»
Au moment où l’état-major de la Wilaya III évalue le nouvel état des
lieux, la situation politique a changé. Avec l’arrivée au pouvoir de
l’ambigu Charles de Gaulle, auréolé du poids de ses intransigeances
passées, «porteur d’une vocation singulière au refus de la défaite et
à la grandeur de la France», le parti ultra jubile. Il est attendu de
l’homme du 18 Juin qu’il corsète la volonté nationale ébranlée par une
défaillance des politiciens et qu’il donne, immédiatement, des arrhes
sur le terrain. De Gaulle ne décevra pas les tenants de l’Algérie
française. En attendant que les moyens de la guerre totale soient
réunis, l’euphorie, due à la présence de «l’infaillible sauveur»
aidant, surgit une nouvelle, une étrange chanson : «Avec de Gaulle
tout devient possible : l’oubli des humiliations passées, la guérison
des plaies, la réparation des injustices, une Algérie nouvelle et
fraternelle ». Dans le lexique élaboré par les paroliers de Godard, un
mot suave doté d’un effet magnétique miraculeux apparaît. Il attire,
dans les bras l’un de l’autre, le colon repus et arrogant et son
humble ouvrier au dos brisé, la pied-noir au cœur de pierre et sa
boniche aux mains calleuses : «Fraternisation» ! L’étonnante rengaine
est reprise en chœur par Mlle Sid Cara et ses amis, femmes de ménage,
chauffeurs et jardiniers en renfort. Le «O, combien je vous aime»
déclamé sous le balcon de Robert Lacoste par la gent abonnée aux
mangeoires du bachagha Boualem et compagnie, n’a fait vibrer personne
dans les djebels, mais il devient un élément qui sera pris en compte
lorsque la suspicion s’installera. Dès le mois de mai, des Algériens
rentrent en nombre dans les comités de «Salut Public». Les riches
colons des Issers et la Mitidja mettent la main à la poche pour
susciter les enthousiasmes. L’état-major de la Wilaya III sent que
quelque chose est en train de se passer. L’effet de Gaulle est
ressenti. Des désertions, impensables jusque-là, se produisent. Le 10
juin, le CCE demande aux chefs de Wilaya d’engager, plus que jamais,
une lutte impitoyable contre les «traitres». Au mois d’octobre de la
même année, de Gaulle, qui a assis son pouvoir, tente de découpler
l’ALN de l’intérieur, des politiques installés à l’extérieur, en
lançant son appel à la «la paix des braves». Le slogan est censé vider
les maquis contre la promesse de réformettes et d’une réinsertion
sociale des combattants. Certains, et non des moindres, s’y laisseront
prendre. Le référendum du 28 septembre 1958, concernant l’adoption de
la nouvelle constitution française, voit la participation massive des
musulmans, surtout en Kabylie. Il est vrai, grâce au terrible forcing
de l’armée française. Le CCE, puis le GPRA, à partir de Tunis
multiplient les mises en garde : «L’heure est grave. L’heure est à la
vigilance !» Bien avant l’appel de De Gaulle, le tarissement des
mouvements des compagnies d’acheminement depuis le début de l’année,
et «l’inaction » du CCE face au barrage électrifié ont rendu plus
dures les conditions de la lutte et ont provoqué, ça et là, des
commentaires défaitistes, lesquels sont interprétés - parce qu’ils
sont rapportés à Amirouche - comme des symptômes de découragement et
des signes annonciateurs d’une débandade programmée. Les unités
envoyées en Tunisie pour ramener des armes sont revenues bredouilles,
sans même avoir essayé de se frotter aux barrages. Le doute, qui se
nourrit d’éléments objectifs, prend une autre forme : «L’intime
conviction». L’intime conviction !... Cette certitude qui, à travers
les âges, a envoyé tant d’innocents à la mort...
La solitude d’Amirouche
Le chef de la Wilaya III n’a pas les spécialistes à même de décoder
les processus de conditionnement et d’infiltration qui précèdent les
étapes d’où partiront les tangentes dévastatrices. Il n’a qu’une seule
idée de la façon dont il faut aborder ce qui lui apparaît être une
opération subversive de grande ampleur : la stopper coûte que coûte.
Il n’a pas à sa disposition les bureaux spécialisés d’un état-major
apte à son but et à sa fonction, capables d’aller plus loin dans
l’inextricable écheveau du milieu familial, des attaches humaines
horizontales, du cursus des études, des raisons du ralliement à la
révolution des maquisards suspectés ou dénoncés, dans l’examen du
timing du calendrier des pseudo-rencontres de l’accusé avec ses
commanditaires, des raisons matérielles, ou autres, qui auraient pu
donner quelque crédit à son éventuel basculement. Tout cela est hors
de la portée de Amirouche. N’ayant ni le temps ni les moyens pour une
investigation policière méticuleuse et patiente, vivant un moment
d’extrême tension, destinataire de mises en garde à répétition émanant
du directoire politique suprême, il a pris le raccourci dangereux des
aveux extorqués. Les comptes-rendus de l’inquiétant Mahiouz
installeront en lui le syndrome de la trahison généralisée. Lorsque
l’opération concoctée par les services du colonel Godard commence à
faire des ravages, la haute hiérarchie de l’ALN installée à Tunis, qui
aurait pu s’étonner de l’ampleur de cette épidémie «d’agents français
infiltrés» et qui aurait pu dire : «attention» et arrêter l’engrenage
fatal, n’a pas pris la juste mesure du drame. En 1958, le commandement
de l’ALN est encore dans une phase laborieuse d’organisation et de
remise en ordre. Mohamedi-Saïd Nasser, porté à la tête d’un nouveau
COM (12 avril 1958), est confronté très tôt à une fronde paralysante,
qui muera bientôt en cabale, menée par ses adjoints, les colonels
Lamouri, Bouglez, Mohammed Aouachria et du commandant Amar Ben Aouda.
Amirouche, du côté du COM, n’a rien à espérer. Krim, Boussouf et
Bentobal (les trois «B»), dans un environnement difficile, essayent de
concrétiser le programme défini par le cahier des charges de la
Soummam. Ils ont fort à faire. Boussouf, dont on a fait un redoutable
spécialiste de la guerre de l’ombre, était lui-même atteint
d’espionite aiguë. Sa devise était «vigilance, vigilance et encore
vigilance!» Son service de renseignement, encore embryonnaire, n’a
même pas détecté l’immense redéploiement des forces françaises sur la
frontière orientale de l’Algérie lorsque la base de l’Est, mal
informée, a fait l’erreur tragique de tenter un passage en force du
barrage électrifié. L’opération coûtera à l’armée algérienne, en huit
jours, sept cents morts ! (Fin avril, début mai 1958). Boussouf,
victime de ses a priori, admettra comme tout à fait plausible le
scénario d’une infiltration massive d’agents de l’ennemi. Ce qui se
passe en Wilaya III l’incitera à imposer de nouvelles mesures
drastiques pour protéger les structures placées sous sa
responsabilité. Les moudjahidine qui ont travaillé à ses côtés s’en
souviennent. Krim, parce qu’il a commandé la Wilaya III et parce que
nul mieux que lui ne connaît les maquisards qui crient leur innocence
et dont certains ont été ses compagnons et ses proches, ne réagit pas.
Sans doute était-il passé trop rapidement du statut de guérillero à
celui d’homme d’Etat. Ses nouvelles responsabilités lui prenaient
l’essentiel de sa réflexion. Il avait sous-traité les questions des
hauteurs qui lui ont servi de tremplin à un homme (Mohamedi-Saïd
Nasser) qui n’avait pas le calibre qu’exigeait la fonction. Ni
Boussouf ni Bentobal ne sauraient être tenus responsables de
l’inaction du CCE, face à la tragédie que vit la Wilaya III, autant
que l’est Krim. A la décharge du responsable des forces armées, les
difficultés auxquelles il se heurtait étaient considérables. Il était
sur tous les fronts. Il était également seul. Mais il l’était par les
choix qu’il avait faits en imposant des responsables incompétents à
des postes stratégiques, il l’était par son installation loin des
maquisards, il l’était par la sourde oreille qu’il a opposée aux
appels d’Amirouche, il l’était par la disparition de Abane, il l’était
par la mort des fils de l’Aurès. Le jour où Amirouche tombera, Krim
saura ce qu’est la vraie solitude. Mais, il sera alors trop tard.
Chacun des trois «B» a fondé son pouvoir sur le socle d’une wilaya,
une chasse gardée tenue par un féal. Les affaires de la Wilaya III
étaient du ressort exclusif de Krim. Le propre du pouvoir collégial
est d’être ambivalent et irrésolu. Il devient paralysant quand
intervient dans l’équation le souci de ne pas trop regarder dans le
jardin du voisin. Il faut attendre la fin de l’année 1958, après la
convocation par Amirouche d’une réunion des chefs de wilaya de
l’intérieur, pour voir les choses bouger à Tunis.
Le voyant rouge a bel et bien clignoté
Le Dr Chaulet, lorsqu’il commence à réunir tous les écrits, toute la
documentation (BRQ, revues spécialisées, études, articles de journaux,
comptes-rendus de débats) relatifs à la guerre d’Algérie dans les
bureaux que M’hamed Yazid a mis à sa disposition dans un immeuble
situé avenue de Paris à Tunis (discrètement protégé par les hommes de
Ahmed Khlil qui vient de nous quitter), s’interroge sur la publicité
par trop excessive que fait la presse française aux systèmes de
défense du barrage électrifié. Il est intrigué par la débauche de
précisions. Il parvient à la conclusion que c’est un conditionnement
psychologique voulu, ciblant les candidats au franchissement pour les
inhiber et les terroriser avant même le passage à l’acte: «Le barrage
de la mort», «le rideau de fer qui tue», «hécatombe dans les rangs des
rebelles», «voir Souk Ahras et mourir», «99% des hors-la-loi laissent
leur peau dans les champs de mines», «Tu veux toujours te frotter au
barrage ? Essaie et tu connaîtras l’enfer » etc. Il en parle à Fanon
qui habite, également, avenue de Paris. Les paroles de Chaulet
éveillent les soupçons de Fanon sur autre chose, sur ce qui se passe
en Kabylie et qui commence à se savoir à Tunis. Fanon est intrigué,
non par la présence de traitres, inévitables dans toutes les guerres,
mais par leur nombre. Cela ne cadre pas avec ce qu’il croit savoir de
la société algérienne, des sentiments qui ont conduit les jeunes
Algériens à prendre les armes. Cela perturbe tout son cheminement
dialectique. A l’époque, Fanon collecte le maximum de matières pour
ses ouvrages. Il a déjà écrit l’essentiel de l’An Cinq de la
Révolution Algérienne. Il est en contact direct avec les maquis de la
base de l’Est par le biais du commandant Rabah Nouar. Il interroge les
djounoud sur la vie quotidienne à la campagne, sur les relations entre
les colons et les Algériens. Il sollicite des éclairages de la part
des officiers qui le reçoivent. Il a des discussions à bâtons rompus
avec Tahar Zbiri qu’il soigne pour des maux de tête à répétition. Il
écoute le prolixe Abdelkrim Hamrouchi, un esprit brillant qu’aucun
interdit n’arrête quand il toise avec des mots féroces une dégaine ou
un discours. Il passe des soirées entières avec l’intarissable Saad
Dahleb. Il note tout ce qui pourrait l’aider à comprendre
«l’étiologie» de la foi des montagnards comme des citadins et qui
explique leur inébranlable détermination à tenir tête à l’immense
machine de guerre française. Les malades, venus des djebels, qu’il
soigne, extériorisent des délires dus aux traumatismes qu’ils ont
subis. Ce qui se passe en Kabylie ne cadre pas avec sa grille de
lecture de la psychologie des Algériens. Il émet des doutes sur la
culpabilité des jeunes maquisards livrés au bourreau. Et il subodore
quelque machination infernale subrepticement installée et mise en
mouvement grâce à l’amorce imparable de trois ou quatre vrais faux
moudjahidine. Fanon a de la peine à admettre qu’il lui faudra ouvrir
un autre chapitre dans l’ouvrage qu’il prépare, chapitre qui
s’intitulerait «l’exception 1958». Son approche est scientifiquement
pesée. II tente de faire partager ses doutes. En vain ! Fanon
n’insistera pas, de peur de trop insister… Le voyant rouge qui s’est
allumé s’éteint sans avoir déclenché les réflexes qui auraient pu
arrêter l’engrenage. Amirouche, malgré ses appels à l’aide, sera seul,
terriblement seul, pour affronter le malheur !
M. M.
(A suivre)
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