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LE MENSONGE DE DIEU
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Oisin
2011-07-23 10:10:38 UTC
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LE MENSONGE DE DIEU DE MOHAMED BENCHICOU
Le roman d’une Algérie méconnue




Par Abdellali Merdaci

Avec Le Mensonge de Dieu (Paris-Alger, Michalon-Koukou-Inas, 2011),
Mohamed Benchicou propose une perspective inaccoutumée de la
représentation de l’histoire dans le roman.Le récit se déroule sur une
vaste période qui commence en 1870 et s’achève en 2007. Cent trente-
sept années dans le tumulte des guerres, de leurs feux, de leurs
deuils. Ne relèvera-t-on pas la témérité de l’entreprise et la
jubilatoire prouesse de l’auteur d’entrevoir dans une œuvre – aux
ressorts inattendus – un univers éminemment littéraire ?
Disons-le d’emblée, Le Mensonge de Dieu est un vrai roman, et mieux
encore, un vrai roman historique qui se joue de notre Histoire, de nos
histoires. Est-il possible d’en résumer d’une formule l’intention
toute entière dans cette attente de Yousef Imeslayène, au Nadir de
toutes les espérances perdues : «J’avais compris que les rêves de
l’indigène algérien étaient à l’intérieur de cette belle utopie du
siècle, rêve inavouable de mon grand-père Bélaïd, le jour, enfin où
les hommes ne seraient que des hommes…» (p. 580, la pagination renvoie
à l'édition française). Cette recherche, de la colonisation française
à l’indépendance, de la posture – idéalisée – de l’homme libre,
s’impose dans les mots hallucinés des personnages comme le procès-
verbal d’un angoissant désinvestissement identitaire. Entend-on dans
ce long récit cette interrogation hérissée qui pousse cycliquement les
hommes dans les charmilles et dans les tranchées des guerres ? Dans le
demi-siècle d’une indépendance nationale mortifiée, resurgit ce
lancinant «qui suis-je ?» que l’on croyait appartenir à des époques de
glèbe et de soumission abolies. Le Mensonge de Dieu ne voudrait-il
qu’ensemencer le destin des hommes colletés aux sortilèges et aux
mécomptes d’étranges promesses d’avenirs sanglés ? Le romancier y
recueille le chant décomposé d’un monde immobile, gélifié.

Le roman en cinq questions

Voici de rapides notations sur le travail du romancier à travers cinq
indicateurs de lecture qui en délimitent la pertinence. Cet inventaire
sélectif n’a pas la prétention d’envisager – si ce n’est par sondage –
les différentes tournures que prend un volumineux roman d’une grande
densité.
1- Le titre. Le Mensonge de Dieu inquiète. Cet oxymore – association
contradictoire de deux termes – assombrit plus qu’il n’éclaire le
chemin du lecteur. Si le titre – ici d’une syntaxe conventionnelle — a
une valeur programmatique (Hoeck, Duchet), enveloppant le projet du
texte, il est réitéré comme une règle prédictive dans le corps même du
texte : «Seul le mensonge de dieu peut nous consoler de l’injustice
des hommes.» (p. 407). Obscure, la juxtaposition de «mensonge [de
Dieu]» et «injustice» n’est pas davantage que le titre lisible et
rassurante. Entraîne-t-elle une sémiosis de la dysphorie qui sature le
texte ? Sauf à considérer dans une démarche phénoménologique le
«mensonge de Dieu» comme la transformation engagée par l’écrivain et
le lecteur d’une écriture-lecture du texte, qui l’assigne à sa propre
réalité d’objet en construction- déconstruction, dont la finalité est
de lever l’injustice dans un processus compensatoire suggéré. Écrire-
lire le mensonge (et, par extension, Le Mensonge de Dieu), pour
éclairer les injustices. Mais l’expérience du «Mensonge» — postulée
dans le titre — est identiquement celle de l’auteur, et de son porte-
parole Yousef, son «second moi» (Tillotson), l’un et l’autre saisis
dans une réalité dégradée, cumulée et cumulable. Cependant
l’occurrence «Dieu» n’est-elle pas répétée des dizaines de fois dans
le texte pour ne pas constituer dans sa surcharge lexicale –
consciente ou inconsciente — une balise pour l’interprétation ? Le
narrateur fait dire à un de ses personnages : «Un mystère comme celui
qui lie Dieu à l’humanité.» (p. 316). Le récit baigne dans les
religions révélées de Dieu : juive, chrétienne et musulmane ; il
montre ce qu’elles pèsent dans la destinée des peuples. Il s’agit
alors dans le titre moins d’un blasphème que d’allégations de faire
mentir Dieu ou de mentir sur Dieu, inhérentes à l’homme. Pourquoi —
comme y invite le titre — ne pas lire dans les malheurs de l’humanité
la part ténébreuse de ses croyances ?
2- La structure du récit. Le Mensonge de Dieu inscrit — paradoxalement
en six parties inégales — une cohérence dans le mouvement contrasté de
trois générations d’indigènes qui correspond aux enchaînements de
l’Histoire contemporaine de l’Algérie. D’abord, Bélaïd Imeslayène, le
fondateur, quittant les chênaies de Tizi-N’Djemaâ, en Kabyle, «un
village conquis par les morts et abjuré par les vivants.» (p. 14) ;
ensuite Gabril, l’enfant que lui donne, à Mellila, l’Espagnole
Manuela, dans une paix fugitive, dérobée à la guerre ; enfin Yousef,
fils de Gabril et de Magdalena, à qui reviendra de porter l’impérieuse
parole de la tribu démembrée, qui s’interroge («aurais-je la force de
tout écrire ?») et annonce dès l’incipit du roman son programme
narratif et la logique des voix multiples qui s’y agrègent.
L’architecture du récit déploie une scène d’énonciation duelle : d’une
part, celle du «Cahier blanc» (p. 9) qu’offre Yousef, «le mendiant du
cimetière», à sa petite-fille Kheira ; de l’autre, sa lecture
commentée – dans un temps et un espace immobiles – par ses descendants
dans un autre récit («Sur la route de Gao»). Le procédé littéraire de
récits en miroir qu’adopte Benchicou – distinct de la mise en abymes —
filigrane une réflexion sur la littérature, sa lecture et sa
transmission. Peut-on toutefois observer que les trois dernières
parties du récit (Amira, Aldjia, Zouheir et Zoubida) auraient pu se
fondre dans la troisième (Yousef), la plus fournie ? Pour une raison
simple : leur agencement est trop factice pour permettre une dynamique
sérielle. Il n’y a plus de personnage typique pour symboliser une
histoire des Imeslayène irrémédiablement bloquée. C’est le colonel
Hadj Baghdadi du DRS qui le découvre justement et le constate :
«L’Histoire n’a pas bougé ! Oui, c’est ça ! Notre Histoire s’est
figée ! Depuis soixante- dix ans, elle n’a pas bougé !» (p. 491).
Yousef est l’ultime maillon d’une évolution-involution de la tribu des
Imeslayène et – métaphoriquement – de la nation. La structure du récit
accuse-t-elle volontairement cette faille dans les parcours atomisés
d’Imeslayène sans repères, qui cherchent leur salut dans une
chimérique «route de Gao» et agitent comme une boussole le «Carnet
blanc», infrangible legs du mendiant du cimetière ?
3- Les thèmes du roman. Le thème politique domine dans Le Mensonge de
Dieu, mais il y aurait une volumineuse thèse à écrire sur les saveurs
et les odeurs qui l’adoucissent, en renforçant le sentiment que chez
Benchicou, la gastronomie – toutes les nuances du couscous — participe
de la petite (et grande) cuisine qui faisande nos vanités. Je voudrais
ne retenir que deux thèmes qui sont loin d’être mineurs : amour et
guerre. Garde-t-on pieusement chez les Imeslayène cette devise du
Vieux Général ibère qui a côtoyé dans sa jeunesse le mythique
Ballesteros le Magnifique, qui a contraint, en 1820, dans la curée
d’une époque démente, le roi Ferdinand d’Espagne à rétablir la
Constitution ? Prudemment enseignée par Manuela aux siens, elle leur
servira bientôt de digue morale : «Si tu as un enfant, apprend lui à
vivre pour l’amour et à mourir pour la liberté.» (pp. 78, 108). La
thématique du roman pourrait se projeter dans ces deux maîtres-mots :
amour et liberté (et son corollaire, la guerre) et à tous ces
phénomènes – nombreux et imprévisibles – qui les guident. - Amour.
Tout ne commence-t-il pas dans une légèreté presque sanctifiée ?
Bélaïd n’était-il pas revenu dans le pays ancestral, en 1870, d’au-
delà les mers, réchappé d’une boucherie franco-allemande et échaudé
par une première passion amoureuse déçue pour Joséphine dont le père
l’engage à combattre dans l’armée victorieuse de Guillaume 1er ?
Coureur providentiel, cet «amant de toutes les femmes de la Soummam,
les vierges comme les veuves, les saintes comme les dépravées, un
grand rouquin aux yeux verts qui vécut en jeune dandy» (p. 13),
comprend que l’histoire des hommes est écrite par les femmes. Le
narrateur se contentera-t-il seulement d’aligner le palmarès de ce
Casanova kabyle ou la Charentaise Gertrude, épouse du chef de garnison
de Bougie et indécrottable gazette de la vie coloniale, ne sera pas de
trop ? Dans «Le Mensonge», l’agencement des relations amoureuses est
ternaire : Bélaïd a été l’homme de trois rencontres amoureuses
fidèlement assumées (Joséphine, Taous, Manuela) ; et ainsi en est-il
de Gabril (Zoulikha, Magdalena, Hanna) et de Yousef (Noah, Aldjia,
Negma). Sous le pas de chaque femme, il y a l’étreinte d’histoires aux
sorts contraires, soldées dans la barbarie et les lamentations. Mais
aussi couvées dans une ardeur jamais démentie. - Guerre. Pas moins de
douze guerres – dont deux mondiales – constituent, de 1870 à 2007,
l’arrière fond du récit. Depuis leur pays soumis, les indigènes
algériens ont voyagé au gré des guerres de l’Empire et de la
République. Au Mexique, en 1864-1867, dans les troupes de Maximilien,
adoubé par Napoléon III, et en France, en 1870, dans l’Alsace et la
Lorraine. Ne sont-ils pas voués à faire la guerre des autres et pour
les autres, en recherchant leur propre guerre ? Ces guerres, il n’est
pas tout à fait inutile de les énumérer : 1870 (Alsace-Lorraine),
1914-1918 (Grande Guerre), 1925 (guerre du Rif où meurt Zoulikha, le
premier amour de Yousef), 1936-1939 (guerre civile en Espagne), 1939-
1945 (Seconde Guerre mondiale), 1948 (Palestine), 1946-1954
(Indochine, tombeau d’Abderrezak, le mari de Warda), 1954-1962 (guerre
d’Indépendance), 1963-1964 (guerre des frontières avec le Maroc),
1963-1965 (maquis du FFS), 1973 (guerre israélo-arabe). La dernière
qui commence en Algérie au début des années 1990 – aux implications
religieuses évidentes masquant aussi toutes sortes de violences de
l’Etat et de la société —se prolonge au-delà du récit et n’attend que
son nom. Faut-il marquer ici que Benchicou est doué pour l’écriture de
la guerre. Quelques passages sur la Grande Guerre me font penser à
Henri Barbusse ( Le feu, 1916), par leur description de la charge
obstinée des hommes au casse-pipe, et aux souvenirs de Blaise Cendrars
( J’ai tué, 1918), face à la fatalité de la mort. Une phrase condense
cette ambition de massacres : «Les hommes avaient si bien appris à
tuer et à mourir en masse.» (p. 201). Chaque guerre coulera le sang
des Imeslayène ou de leurs parentèles. Le Mendiant du cimetière
soutiendra sentencieusement que la haine des hommes prépare les
guerres ; mais sans être pénétré de leur dessein : «J’avais oublié la
question irrésolue : pourquoi les hommes se battent-ils ?» (p. 635).
4- Les personnages. Le Mensonge de Dieu développe un «personnel du
roman» (Hamon) foisonnant. Benchicou entrecroise – avec une fine
perception de leur psychologie – personnages fictifs et personnages
réels. On s’intéressera ici aux personnages réels qui confortent la
dynamique du roman historique et de ses thèses radicalement
politiques. La grosse difficulté dans le roman historique est de
surinvestir émotionnellement l’écriture du réel. Jusqu’à quel point
Benchicou la contourne ? Prenons, à titre d’exemple, l’invention du
personnage romanesque. Nonobstant les faits vrais – ou imaginaires –
dans lesquels il est convoqué, cette invention désigne deux registres
dans «Le Mensonge» : 1°- les personnages directement identifiables,
comme la communiste Dolorès Ibarruri ( La Pasionaria), en Espagne, ou
le journaliste-écrivain Arthur Koestler, en Palestine ; 2- les
personnages mixtes, catégorie complexe, sont recréés à la dimension du
roman. A l’image de Hadj M. que chacun reconnaît comme Messali Hadj,
chef emblématique de l’ENA-PPA-MTLD, pleurant dans sa prison sa
compagne Émilie et récusant curieusement le temps de l’histoire, celui
du Mouvement national. Benchicou l’affuble d’une tunique soufie, sans
doute trop étroite aux entournures. Ce contre-emploi pointe, certes,
l’importance du romanesque mais il comporte le risque d’évacuer
l’historicité du personnage. S’emparant de la figure d’Abd El-Krim El
Khattabi, le héros du Rif, Benchicou réussit-il sa transmutation en
personnage de roman ? Il campe ce personnage dans une modernité
prometteuse dont témoignait autrefois Ali El Hammami (Idris, roman
nord-africain, 1949), mais aussi en acteur politique inexplicablement
velléitaire. Aura-t-il la volonté de le sortir de ses atermoiements
lorsqu’il décide de déclencher la guerre anticoloniale dans son pays,
le Maroc ? Dès le début du XXe siècle, cette guerre – tant espérée —
Abd El-Krim l’estimera, en stratège formé dans les écoles de guerre
espagnoles, prématurée ; lorsqu’il s’y prêtera, en 1925, sans aucune
garantie, elle sera sanglante et sans conséquence sur la marche d’une
colonisation française qui revitalisait ses assises. A travers la
création du personnage romanesque, il y a toujours l’enjeu de la
légitimité de la littérature à dire et à reproduire le monde réel.
C’est une loi admise que le roman – que ce soit pour Hadj M. ou Abd El-
Krim — ne supplée pas aux défaillances de l’enquête historique. Et que
le romancier n’a pas vocation à amender l’histoire.
5- Les idées. Le récit du «Mensonge » supporte la double contrainte
organique de la fragmentation de la narration et des idées. Est-il
nécessaire de rappeler que la typologie narrative – la manière de
percevoir et de rapporter les événements — et le discours d’idées du
roman répertorient des positions assertoriques de l’auteur –
directement ou dans les expressions diverses de ses délégués
textuels ? La distance entre auteur, narrateur et personnages du
«Mensonge» s’efface dans une manière partagée d’inférer le monde à des
situations largement connues et classifiées (temps du récit et temps
de l’histoire ; postériorité de la narration auctorielle d’événements
soumis à des évaluations idéologiques, politiques et culturelles). Le
récit du «Mensonge» est placé sous le signe – toujours ambigu — de
«l’entre-deux». Entre deux religions, deux nations, deux identités. Ce
caractère hybride est-il symptomatique de l’histoire de l’Algérie et
de ses populations ? S’il n’y répond pas directement, Benchicou semble
le penser, en prévenant – par hypothèse – les réactions de ses
lecteurs. Spécialement sur l’être juif. Rien ne permet d’exclure le
fait – historiquement attesté – d’être juif et militant nationaliste
pendant la guerre d’Indépendance et rien ne devrait aussi permettre
d’exclure le fait d’être juif et algérien – après — comme le sont les
descendants de Bélaïd, Gabril et Yousef. Chez les Imeslayène, il y a
des musulmans et des juifs – et, étonnamment, pas de chrétiens, même
s’il fleure entre les lignes du roman le parfum – proustien – de la
fête de Pâques de Joséphine. Mais la symbolique du Juif –
remarquablement documentée par Benchicou — est suffisamment prégnante
et ancrée pour ne pas être déchiffrée dans la perversion du système
politique et policier algérien. Il suffirait de remplacer le Juif par
le démocrate pour lire une autre réalité, foncièrement politique, qui
écume en profondeur le roman, qui est celle d’une indépendance
algérienne toujours incertaine et problématique. Sur autre versant,
celui de la Guerre d’indépendance, les idées développées par Benchicou
peuvent paraître sommaires. Et même caricaturales. Une guerre rêvée
par Bélaïd – une vraie guerre d’indigènes pour eux-mêmes — dans
laquelle Yousef s’engage (hélas !) avec beaucoup de lassitude et de
réticence («Je fis alors dans le Zaccar, une guerre sans illusion», p.
612). L’insistance que met Benchicou à nier que la guerre de
Libération nationale a été conduite par le FLN peut être confondante.
Le MNA de Hadj M.-Messali a bel et bien existé, mais tragiquement
coupé du peuple algérien et de la guerre anticoloniale. La
belligérance fratricide et sanglante que lui a livrée l’ALN peut
encore être discutée et Melouza demeurera une tache noire insultant
nos consciences, mais le reclassement des acteurs messalistes dans Le
Mensonge de Dieu fera-t-il diversion ? Poser, dans la semblable
démesure, le maquis rouge des combattants de la libération du Zaccar
où officient William [Sportisse] et Bachir [Hadj Ali] comme étant le
seul lieu où s’exerce la dignité du combat anticolonialiste, avant son
ralliement à l’ALN ? N’y a-t-il pas la tentation d’un sombre procès de
l’Histoire ? La guerre d’indépendance n’était-elle – du côté FLN – que
l’affaire de «parrains» acculant à Paris les dernières poches de
résistance messaliste ? Cruelle embardée pour Benchicou qui libelle
son propos au trébuchet ! Lui suffira-t-il de laisser entendre que
tout est pourri dans le FLN de novembre 1954 (qui n’a, il est vrai,
plus aucune parenté avec le néo-FLN qui naît dans les allées
encombrées d’une indépendance détournée), dans ses espoirs, dans ses
actes, dans ses hommes et ses femmes qui les ont portés avec de
respectables convictions jusqu’au sacrifice ? Il y a une seule
certitude : ce FLN-là, qui accouche de l’idée généreuse de la patrie,
a sublimé dans le peuple un héros collectif. Ce choix – en somme bien
équivoque qui a aliéné sa dimension humaine — passe mal dans la
littérature ; et il reste inassimilable dans Le Mensonge de Dieu. Ceux
qui ont cru au combat national – à l’image de Zoubida qui perd sa voix
dans les contre-manifestations du 11 décembre 1960, à Belcourt,
encadrées par le FLN – entreront durablement dans une brume de
silence. Il y a enfin – pourquoi ne pas s’y arrêter ? — une terrible
addition de morts chez Benchicou. Comment croire que les morts de
Zouheir (disparu, en 1973, dans le désert du Sinaï), d’Amira
(militante FFS, exécutée, en 1976, par un tribunal d’exception pour
intelligence avec le sionisme, au seul motif inique de sa judéité), de
Mourad (officier du DRS, abattu par un fou de Dieu, au moment où il
bouclait son enquête sur les tournoyantes malversations des seigneurs
du régime : assassinat d’Ali Mecili, numéros de comptes bancaires en
Suisse, autoroute Est-Ouest, contrats d’armement, affaire Browning),
de Rafiq (kamikaze islamiste) et de Yousef (kamikaze opportuniste),
produisent la même résonance ? C’est sans doute là le drame de la
tribu des Imeslayène et de l’Algérie d’aujourd’hui, «ces morts d’un
rêve ancien, nous laissant le devoir de les défendre pour leur éviter
le malheur d’avoir tort» (p. 633). Benchicou ne s’avise-t-il pas que
les assassins ont toujours tort ? Mais de quelle justice se réclament
l’enfant- kamikaze Rafiq – treize ans — qui a offert sa colère et sa
mort à une guerre de religion moyenâgeuse (dix-sept morts, trente
blessés dans l’attentat contre les gardescôtes de Dellys, en 2007, p.
280) et ce vieillard de «quatre-vingt-dix ans environ» (p. 647) qui
saute – la même année 2007— le siège du Conseil constitutionnel en
laissant derrière lui un «sachet de sucre d’orge de Vichy» (p. 401),
ce récurrent marqueur, jalonnant les guerres de Yousef, dans une fin
que l’auteur a voulue quasi-rédemptrice ? Méritent-ils l’absolution
des hommes et de leurs judicatures ? Il y a chez les Imeslayène et
dans leur nation hébétée de désastres des morts sans honneur, qui
émargent immanquablement au débit de l’Histoire.
Un éclairage : roman et histoire
Le romancier Mohamed Benchicou éprouve-t-il le rapport — toujours
fragile — à l’histoire vraie ? La naturalisation dans la fiction de
faits et de personnages authentiques du mouvement national devrait
témoigner du caractère indécidable de toute transposition littéraire
où le bénéfice réel-imaginaire devient non pas une marge du projet
romanesque, mais un lieu du conflit doctrinal que présuppose la mise
en œuvre du roman historique. Je voudrais en exposer trois exemples
qui indiquent – malgré le sérieux effort documentaire de l’auteur —
les limites de l’enquête historique dans Le Mensonge de Dieu :
1- Sur le lieu et la date de captivité des militants du PPA. Le
narrateur du «Mensonge» situe le lieu de détention de Messali Hadj,
Brahim Gherafa et Moufdi Zakaria à Maison- Carrée et, plus
précisément, dans la période 1939-1940. Ces trois animateurs de la
«Bande de l’Étoile» (p. 465) étaient emprisonnés, depuis 1937, à
Barberousse (Cf. Benjamin Stora, Dictionnaire biographique des
militants nationalistes algériens, 1926-1954 (ENAPPA- MTLD, Paris,
L’Harmattan, 1985). Les distorsions dans la datation des événements
sont nettes : Brahim Gherf-Gherafa (dit «Brahim un-quart-d’huile»)
n’aurait pu rencontrer Yousef, car il a séjourné à Barberousse du 27
août 1937 au 26 août 1938, bien avant même le débarquement de Yousef
en Algérie et son incarcération – à Maison- Carrée, en 1939-1940 !
Écroué à Barberousse, le 27 novembre 1937, le poète et journaliste
Moufdi Zakaria en est libéré la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Après Barberousse où il séjourne, en compagnie de Gherafa, Zakaria et
Lahouel, Messali («Hadj M.» dans le roman) n’en sera affranchi,
brièvement le 27 août 1939, que pour entrer à nouveau dans les geôles
de la prison militaire d’Alger, le 4 novembre 1939. Condamné à seize
mois d’emprisonnement par le Tribunal des forces armées d’Alger, il
fait un rapide transit à Maison-Carrée avant de rejoindre le bagne de
Lambèse. Yousef aurait pu en effet croiser Hadj M., à Maison-Carrée,
mais bien après les dates retenues dans le roman, entre mai et fin
août 1939, et sans l’entremise de Brahim Gherf libre. L’entrevue
décalée – dans l’espace et dans le temps — entre Yousef et les
nationalistes du PPA stimule la créativité romanesque mais détruit la
possibilité du fait historique.
2- Sur la qualité des personnages réels de l’histoire et du récit.
Brahim Gherf est l’intermédiaire de Yousef dans ses relations avec le
PPA et plus largement avec le mouvement nationaliste. Il se pose ici
la question de la crédibilité éthique du personnage de Gherf-Gherafa
en regard même de l’histoire et de la délégation qui lui est consentie
dans la fiction. Benchicou aurait été mieux inspiré de choisir Hocine
Lahouel ou Moufdi Zakaria, compagnons de cellule, plus imprégnés de la
ligne antifasciste qui a été indiscutablement celle de Messali Hadj
contre le Comité d’action révolutionnaire nord-africain (CARNA), qui
entamait alors un dialogue avec les représentants de l’Allemagne nazie
(Cf. Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien. Question
nationale et politique algérienne, 1919-1951, Alger, Sned, 1980).
L’épicier mozabite de La Casbah est proche du CARNA qui regroupe des
militants chevronnés du PPA, Messaoud Boukaddoum («Si Haouès»), Moussa
Boulkeroua, Mohamed Henni («Daki»), le docteur Ouakli et Mohand-Chérif
Sahli. Il devient un membre actif de l’éphémère «Organisation» (à ne
pas confondre avec l’Organisation spéciale), un clone du PPA, qui
bénéficie pendant la Seconde Guerre mondiale du soutien de Mohamed
Abdoun, Djamel Derdour et Chadli Mekki, influencé par les thèses du
CARNA sur une jonction libératrice avec l’Allemagne nazie et Hitler.
De tous les militants nationalistes versés dans «l’Organisation »,
Brahim Gherafa est celui qui a lourdement payé son rapprochement avec
ses orientations fondamentales, puisqu’il prendra, à la fin des la
guerre, ses distances d’avec le PPA et tout simplement d’avec la
politique. Écarté des groupes clandestins du PPA pendant la Seconde
Guerre mondiale et plus tard de la création du MTLD et de
l’Organisation spéciale, Brahim Gherf-Gherafa ne peut être
l’interlocuteur nationaliste approprié – et vraisemblable — de Yousef
Imeslayène, à sa sortie de prison. Ce retournement des faits
(particulièrement, pp. 487-488, Gherf-Gharafa dénonçant une libération
de l’Algérie de l’emprise coloniale par l’Allemagne nazie) obèret-
elle l’acclimatement de l’histoire dans la fiction ?
3°- Sur les parcours conjugués de Mohamed El Maadi et de Kaddour
Benghabrit. Benchicou ne tenait-il pas dans Mohamed El Maadi, ancien
«cagoulard», fervent latiniste et juriste, mieux connu sous le
pseudonyme Mostafa Bacha (ou encore de Mostafa El Bachir),
encourageant, au début des années 1950, au Caire, les mouvements de
libération nationale des pays du Maghreb, un rare personnage
littéraire ? Proche de Lafont et Bonny à la Carlingue», officine de la
Gestapo française au 93, rue Lauriston, à Paris, El Maadi dirige, à la
demande des officiers allemands Helmut Knochen et Wilhelm Radecke, la
Brigade nord-africaine (les «SS Mohamed»), ramassis de gouapes de
Barbès et de la Goutte d’Or (on se reportera sur cette milice à
Philippe Aziz, Tu trahiras sans vergogne. Histoire de deux collabos.
Bonny et Lafont, Paris, Fayard, 1969, et à Grégory Auda, Les Belles
années du milieu, 1940-1944, Paris, Michalon, 2002). En dehors de
l’encadrement mafieux de l’immigration maghrébine et des ouvriers de
Renault, à Billancourt, le seul acte attesté que l’histoire a conservé
des «SS Mohamed» est leur participation à la tuerie, au mois de juin
1944, des 99 otages de Tulle (Corrèze). Cette force supplétive nazie
s’égaille ensuite dans les départements du Limousin et du Périgord. A
deux reprises (pp. 481, 574), Benchicou réunit les noms d’El Maadi et
de Kaddour Benghabrit, recteur de la Mosquée de Paris et écrivain (on
lui doit, entre autres, La Ruse de l’homme, théâtre, 1929). Cette
recréation romanesque de ces deux personnages souligne-telle un
contresens ? Ami de Sacha Guitry, qui lui ouvre les portes de son
théâtre de la Madeleine, et de Jean Cocteau, Benghabrit est, pendant
l’occupation de Paris par l’Allemagne nazie, dans la proximité du
lieutenant gestapiste Heller, de l’ambassadeur Otto Abetz et de Karl
Epting, directeur de l’Institut allemand, les curateurs de la culture
française de la collaboration. Mondain, il ne dédaigne pas les
plaisirs de la table et de la chair ; il est souvent aperçu au «One
Two Two», un bordel parisien réputé. Personnage guindé d’une période
trouble, Benghabrit a utilisé son entregent et sa présence dans les
cercles administratifs, politiques et culturels de la collaboration
française pour sauver des Juifs, promis aux camps de concentration.
Parmi ceux-là, le chanteur Sélim El Hellali, qu’il certifie dans un
document officiel de la Mosquée de Paris d’«ascendance musulmane».
Collabo, le jour, ne se rachetait-il pas, la nuit, dans les devoirs de
l’ombre ? S’il a rencontré El Maadi, ce qui est probable, rien ne
démontre qu’il fut le soutien de son journal de propagande fasciste et
antisémite Er-Rachid (lancé en 1943). Il est aussi établi que,
contrairement au compositeur Mohamed Iguerbouchene, au jazzman Mohamed
El Kamel et au germaniste Mohand Tazeroute, Kaddour Benghabrit ne sera
pas poursuivi, à la libération de Paris, par la justice française et
les commissaires de l’épuration et continuera son magistère à
l’Institut musulman de la Mosquée de Paris.
Les épreuves du présent et du futur
Ce sont là, parmi bien d’autres, des aspects factuels qui déterminent
dans la fiction la frontière de l’Histoire. Car, au-delà de la liberté
du romancier, la convergence entre le romanesque et l’historique ne
s’abîme-t-elle pas dans l’infime, dans le punctum ? D’une prudence et
d’une précision documentaires de thésard trappiste, en plusieurs
points du roman, Benchicou saurat-il toujours se préserver de chausse-
trappes ? Le roman moderne – on en citera, à titre comparatif, une
figuration extrême et exemplaire chez Philip Roth, notamment dans sa
confrontation au sionisme ( La Contrevie, 1989), au maccarthysme (J’ai
épousé un communiste, 2001) et aux turpitudes sexuelles du président
Clinton ( La Tache, 2002) - a sollicité la caution de l’histoire
politique et de ses acteurs pour élaborer des univers romanesques
singuliers. Les excellentes intuitions de Benchicou sur les révoltes
kabyles de 1871, sur le brigadiste communiste André Marty (le «boucher
d’Albacete» et futur organisateur de la région communiste d’Algérie et
du PCA), sur le fourvoiement des Indigènes d’Algérie dans le nazisme
et sur leur engagement nationaliste ne sont-elles pas de celles qui
nourrissent les grands romans ? Elles suscitent des pages au style
assuré – et habilement informées — dans Le Mensonge de Dieu. Ce roman
reste aussi l’exposé – qui appelle d’essentiels développements — d’une
actualité algérienne toujours inaccessible, de l’islamisme armé et ses
barouds à l’évangélisation pourchassée et à la corruption effrénée du
système. Il y a quelque chose de Sénèque chez Mohamed Benchicou qui
aiguise sur ces faits la verve d’un moraliste à la langue flamboyante
et acidulée. Le lecteur aimera ce récit d’intenses bouleversements,
voguant sur des mers démontées et des naufrages annoncés. S’arrêtera-t-
il à d’irremplaçables pages sur les mœurs de la société des nuits
algéroises ? Il distinguera «illougane», cette (lénifiante ?) danse
targuie de Meriem – l’épouse du défunt capitaine Mourad – qui expurge
les âges de violence des Imeslayène. En écrivant et en ravaudant,
parfois – convient-il de le regretter ? — de gros fil, les péripéties
d’une Algérie méconnue, enfantée dans les sursauts d’infinies guerres,
Benchicou a fait le pari de surprendre. Pur romancier, d’une
vigoureuse maîtrise qui lui gagnera les esthètes et les amateurs de
fresques historiques, il n’aura fouillé un passé immémorial, en
crayonnant de tranchantes ébauches, que pour assourdir les épreuves du
présent et du futur.
A. M.

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Oisin
2011-07-23 10:12:23 UTC
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