Hocine Nedjar
2011-12-07 09:38:26 UTC
Témoignage
AMIROUCHE ET SI EL HAOUÈS
Comment nous avons retrouvé les dépouilles
Par Chérif Mahdi
(officier à la retraite et secrétaire général de l’état-major de l’ANP
de 1963 à 1967)
Houari Boumediène et Abdelkader Chabou avaient imposé le silence sur
la découverte, en décembre 1962, des corps de Amirouche et d’El
Haouès. Ces deux responsables du MDN, une fois morts, Cherif Mahdi, ne
craignant plus pour sa vie, et après avoir consulté le deuxième homme
également au courant, en l’occurrence Abdelhamid Djouadi, et obtenu
son plein accord, Cherif Mahdi avait décidé de parler, ce qu’il avait
dit avait fait l’effet d’une bombe. Le pouvoir de Chadli avait été
remué de fond en comble. Ce qu’avait révélé si Chérif permettra de
retrouver les dépouilles mortelles des deux colonels morts au combat
en mars 1959, mais ces révélations étaient tellement explosives qu’il
n’en sera jamais fait état. Cherif Mahdi, officier en retraite, ancien
secrétaire général de l’état-major de 1963 à 1967, fait aujourd’hui
œuvre de salubrité historique en dévoilant la vérité. Il dit quand,
comment et par qui les restes des deux martyrs ont été retrouvés et
surtout par qui et pourquoi ils ont été frappés de séquestre.
L’Histoire lui en sera reconnaissante.
1978.... Le pouls du pays bat au ralenti. Boumediène est malade.
Boumediène agonise. Tout ce que l’Algérie possède comme compétences
scientifiques, comme ressources, comme entregent diplomatique
international, tout ce que la planète compte comme sommités médicales,
est mobilisé par l’entourage du président pour contrecarrer le destin.
Les services de sécurité sont sur le quivive afin que la transition,
que Merbah et quelques hauts dignitaires de l’armée ont décidée, se
déroule selon leur canevas. Chadli, coopté par ses pairs, est
plébiscité par le 4e congrès du FLN. Il devient président de la
République. Avec la disparition du grand gladiateur tout devient
possible : l’élargissement de Ben Bella, le retour d’exil des
opposants (Aït Ahmed, Tahar Zbiri, Bachir Boumaza …), la libération du
commandant Amar Mellah et de ses compagnons emprisonnés dans des
conditions inhumaines. C’est le début de la fin de l’ère du «nacht and
nebel» (nuit et brouillard) imaginé par Himmler à l’usage de ses
contemporains. Le dégel n’est pas encore visible, mais la banquise
craque de toutes parts. Les patrons de la police et de la gendarmerie
recommencent à appréhender leur environnement au-delà du glacis où ils
ont si longtemps monté la garde. Les machineries de l’ancien système
sont portées à la connaissance du nouveau président de la République,
lequel va de surprise en effarement. Chadli, l’ingénu, découvre, qu’en
réalité, il ne savait pas grand-chose dans sa lointaine satrapie
d’Oran. Nordine Aït Hamouda frappe à toutes les portes pour essayer de
savoir ce qu’est devenue la dépouille mortelle de son père. Il écrit à
des généraux français. Il enquête dans la région de Bou Saâda. En
vain ! Le temps passe. Après avoir consulté Abdelhamid Djouadi, lequel
était toujours en activité dans les rangs de l'ANP et tenu à
l’obligation de réserve, et après avoir obtenu son plein accord, je
suis allé trouver Tahar Zbiri qui venait de rentrer d’exil. Je lui ai
fait part du secret que je détenais : les conditions dans lesquelles
les restes d’Amirouche et de Haouès ont été découverts et exhumés en
décembre 1962. J’ai parlé à Tahar Zbiri en ces termes : Le 7 décembre
1962, un officier de l’ancien CDF (Commandement des Frontières),
Cherif Zouaïmia, se déplace de Annaba, où il est affecté, sur Alger
pour prendre attache avec le MDN, passant pardessus toute sa
hiérarchie. Zouaïmia est originaire de la région de Souk Ahras. Les
Zouaïmia sont également nombreux à Sédrata. Mohamed Maârfia, à
l’époque, toujours secrétaire du colonel Zbiri, connaît bien Chérif,
comme le connaissent tous ceux qui étaient au CDF pendant les deux
dernières années de la guerre de Libération. «C’est un homme sérieux,
m’a-t-il affirmé. Ce manquement à la discipline est motivé par une
affaire peu commune. Tu l’écouteras, puis tu verras ». J’étais à
l’époque responsable de la sécurité au MDN. Introduit auprès de moi,
Zouaïmia dit avoir été contacté par un officier français, replié avec
son unité sur Annaba en attendant le bateau qui doit les rapatrier. Le
replié désire rencontrer un responsable militaire de niveau national
pour monnayer un renseignement important qu’il détient. J’interroge
longuement Zouaïmia. Ce dernier ne peut m’en dire davantage.
Abdelkader Chabou et Houari Boumediène sont immédiatement mis au
courant. Les deux patrons du MDN sont intrigués. Ils décident de
m’envoyer à Annaba accompagné d’un autre officier, Abdelhamid Djouadi,
pour rencontrer le Français. Nous prenons la route le 8 décembre 1962.
Nous passons la nuit chez le père de Zouaïmia, vitrier de son état. Le
lendemain, un rendez-vous est pris avec le porteur du secret. La
rencontre a lieu dans un petit appartement non loin du port.
L’officier français est introduit par Zouaïmia. Il est corpulent, très
blond, il a les yeux clairs. Le Français se présente : «Je suis le
capitaine Jean-Louis Gallet. Je connais l’endroit exact où sont
enterrés Amirouche et El Haouès. Je vous l’indique, contre…
l’autorisation de convoler avec ma fiancée de confession musulmane et
je vous donnerai aussi le détail de l’opération qui a ciblé vos deux
chefs de wilaya. J’y étais.» Manifestement, l’homme ressassant des
souvenirs de l’après-guerre en France, craignait pour son amie le sort
qui a été celui des Françaises convaincues de «crime» d’alcôve avec
des soldats de la Wehrmacht. Nous promettons, bien sûr, de faciliter
les épousailles. Le capitaine Gallet nous confie alors un plan et il
le commente : «Vos deux colonels sont enterrés à 70 cm de profondeur,
à l’intérieur de la caserne d’Aïn El Melh, située à une trentaine de
kilomètres de la ville de Bou Saâda. Quand vous serez à l’intérieur de
la caserne, vous mesurerez 73 mètres parallèlement au mur d’enceinte,
à partir du mirador et 17 mètres à partir du pied du mât de levée des
couleurs. Dans le corps du mât est sertie une croix d’agate, l’emblème
de mon régiment.
Le colonel Chabou : «Vous garderez le secret jusqu’à la tombe !»
La tombe — une tombe commune — se trouve au sommet de l’angle droit
formé par l’intersection de ces deux lignes. En plus de ce plan, je
vous donne également ce document écrit de ma main qui relate les
péripéties du combat à l’issue duquel Amirouche et El Haouès sont
morts. Ce sont des paysans qui nous ont renseignés sur la présence de
grands chefs à Djebel Thameur. Nous n’étions pas au courant avant.
Nous ne savions pas qu’il s’agissait d’Amirouche. Nous l’avons su une
fois des prisonniers entre nos mains.» Plus tard, je saurais que le
capitaine Gallet était le chef de la première compagnie du 6e régiment
du colonel Ducasse et qu’il était effectivement sur le champ de
bataille. Pressés de rendre compte à notre hiérarchie, nous reprenons
la route d’Alger, après avoir recommandé à Zouaïmia de garder le
contact avec le Français. Houari Boumediène et Abdelkader Chabou,
après avoir pris possession du texte remis par le capitaine français
concernant le dernier combat d’Amirouche et nous avoir écoutés, nous
donnent l’ordre de nous rendre, via Bou Saâda, à Aïn El Melh,
immédiatement. Nous avons pour mission de vérifier, bien sûr, la
véracité des dires de Jean-Louis Gallet, de nous assurer qu’il s’agit
bien des restes des deux colonels, puis d’aviser le secrétaire général
du MDN et d’attendre sur place les instructions. Je prends avec nous
deux autres militaires, en l’occurrence les futurs colonels Mostefa
Ayata et Boukhelat Mohamed, (ce dernier est toujours de ce monde)
originaires, tous les deux, de Bou Saâda. La nuit du 12 au 13 décembre
est bien avancée, lorsque nous arrivons à Bou Saâda. Nous passons la
nuit auprès de la famille de Boukhelat Mohamed. Le lendemain, 13
décembre vers 8 heures, nous franchissons le portail d’entrée de
l’ancienne caserne française. Nous commençons à creuser, après avoir
mesuré les distances selon les indications du plan remis par le
capitaine Gallet. Nous ne trouvons rien. Nous sommes déçus. En
regardant de nouveau le plan, nous nous apercevons que nous avons fait
une erreur. Nous avons interverti les points de départ. Nous reprenons
le travail. Après une demi-heure d’effort, à exactement 70 cm sous la
surface du sol, quelque chose apparaît… deux corps ! Deux corps
littéralement emmaillotés ensemble par une corde en alpha tressée.
Nous les exhumons avec précaution pour ne pas désarticuler les
squelettes. Des lambeaux de treillis collent encore aux ossements.
Horrible détail, Amirouche et El Haouès ont été décapités et enterrés
tête bêche. Nous récitons la Fatiha. Abdelhamid Djouadi, moudjahid de
la première heure, ancien de la Wilaya III, reconnaît Amirouche à sa
dentition. Nous enveloppons les deux martyrs dans des linceuls. Nous
nous penchons à tour de rôle sur le tissu blanc et nous posons nos
lèvres, pieusement, à la hauteur du front de chaque crâne. Nous sommes
émus aux larmes. Le moment d’émotion passé, nous avisons Alger et nous
attendons sur place. Deux heures s’écoulent. L’ordre tombe. «Secret
total. Remettez les corps à la gendarmerie de Bou Saâda. Ne rien dire
aux gendarmes sur l’identité des morts. Rentrez sur Alger.» Nous
déposons les corps, marqués chacun d’un numéro d’identification,
auprès de la brigade de gendarmerie de Bou Saâda et reprenons la route
vers la capitale. La suite se déroule dans le bureau de Chabou. Elle
tient en quelques mots : «Vous garderez le silence jusqu’à la tombe
sur votre mission. C’est une affaire d’Etat. Pas un mot à quiconque.
Vous en répondrez sur vos vies !» Je me vois confier une dernière
mission : faire enterrer Amirouche et El Haouès dans le plus grand
secret au cimetière d’El Alia. C’est ce que je ferai, quelques jours
plus tard, lorsque les deux corps, placés dans des cercueils,
arriveront de Bou Saâda. La tombe d’Amirouche portera le n° 5487 et
celle d’El Haouès le n° 5488 (54 pour le signe de Novembre. 8, pour la
date de départ sur Annaba. Le 7 et le 8 pour différencier les deux
chahids). Peu de temps après, je suis envoyé en Amérique latine en
stage. Mon compagnon Abdelhamid Djouadi à Moscou. Avant mon départ, je
suis convoqué devant Boumediène. Une fois dans son bureau, il me donne
l’ordre de passer les consignes à Kasdi Merbah, désigné à la tête de
la SM. Je salue militairement le président et je me retire. Je suis
rappelé tout de suite après. Boumediène me fixe longuement et, sans
dire un seul mot, met l’index en travers de ses lèvres. Je n’ai pas
besoin d’un dessin. Je comprends de quoi il s’agit : «Le dossier»
Amirouche ne fera pas partie des chemises à transmettre à Merbah.
Pendant plus de vingt ans, un rideau noir, lourd, opaque, tombe sur la
découverte des ossements des deux colonels et sur l’endroit où ils
sont enterrés. Lorsque Tahar Zbiri reçoit mes confidences, il demande
à Ouamrane et à Salah Boubnider de venir chez lui le plus rapidement
possible. Les deux colonels, intrigués, ne se le feront pas dire deux
fois. Ils sont chez lui, dans l’après-midi même. Zbiri les met au
courant de ce qu’il vient d’apprendre de moi. Ouamrane éclate en
«assiaaka en’Boumediène» à répétition. Boubnider hoche la tête avec
incrédulité. Les trois colonels décident d’informer le président de la
République. C’est ce qu’ils feront par le biais de Hadi Khédiri (qui
vient de nous quitter, hélas). Kasdi Merbah, appelé par Bendjedid,
disculpe la SM. «Les services dont j’étais le chef sont en dehors de
cela. J’ignore tout de cette affaire !» Et c’est vrai ! Le président
ordonne à Hadi Khédiri et à Mustapha Cheloufi, chef de la gendarmerie,
d’ouvrir une enquête. La première chose à faire est de retrouver les
cercueils, puis de vérifier qu’il s’agit bien des restes d’Amirouche
et d’El Haouès. Les cercueils ne sont plus dans les tombeaux où je les
ai personnellement enterrés. Il apparaîtra bientôt qu’ils ont été
exhumés, peu avant le 19 juin et confiés «aux bons soins» de Ahmed
Benchérif. De questions en investigations, en démolition de cloisons
et autres remue-ménage, les cercueils sont découverts dans les sous-
sols de la gendarmerie. Sur ordre de Chadli, Benchérif est
officiellement auditionné par les trois chefs des services de sécurité
réunis. Bencherif confirme et se cache derrière les ordres reçus. Que
faire ? Le contexte politique, avec l’éclosion récente du Printemps
berbère et les difficultés qui en découlent toujours pour le pouvoir,
qui craint un retour de flammes, impose d’agir avec circonspection. A
la moindre imprudence, la situation en Kabylie risque d’échapper à
tout contrôle. Mais il n’y a plus à attendre au risque de paraître
couvrir le sacrilège. Bendjedid a beau tourner autour de la question,
non pour éluder ce qu’il y a lieu de faire désormais, parce qu’il est
décidé à ne couvrir en aucun cas la faute gravissime de son
prédécesseur, mais pour comprendre ce qui a pu la justifier. Il ne
trouve rien. Tous ceux qu’il interroge s’accordent à dire que personne
dans l’entourage du «patron» n’a accouché de l’idée. C’est Boumediène,
uniquement lui, qui est l’auteur, à part entière, de la lettre de
cachet. Chabou a pris bonne note et a assuré le suivi technique.
Benchérif a exécuté. Ce dernier obéissait à Boumediène et même plus,
car il y avait affinités. Cette version algérienne, cette version
macabre du masque de fer, a d’emblée connu la consigne du secret. Elle
renseigne sur la réaction spontanée, immédiate, «naturelle» de Houari
Boumediène à agir selon sa perception personnelle de tous ceux qui par
l’ancienneté, le prestige, les états de service, l’aura, rapetissent
sa stature ou mettent en danger sa quiétude. Dans la somme des actes
que cet homme a commis au cours de sa longue carrière de dictateur,
l’acte sacrilège perpétré en 1962 est le summum des méfaits qu’un
homme peut commettre pour la passion du pouvoir. Cet acte est
révélateur de sa vraie personnalité. La cave de Benchérif, c’est en
réalité tout le drame intime de Houari Boumediène, son pitoyable huis
clos. Aucune raison d’Etat valable, aucun argument cohérent, aucune
justification plausible : «l’oubli», «les évènements de 1963-1964 en
Kabylie», «l’attente de circonstances plus favorables» (lesquelles ?),
rien ne peut excuser ce qui a été commis. Les vraies raisons du
séquestre ne sont pas officiellement avouables : c’est, pêle-mêle, le
refus de donner aux Kabyles un lieu de pèlerinage et de recueillement,
c’est la volonté d’amoindrir les sacrifices de ce haut lieu de la
résistance en lui confisquant ses symboles. Khediri, homme de cœur et
de conviction, pour couper court à toutes les tergiversations, pointe
du doigt le danger : «Si on avait voulu singulariser la Kabylie et la
provoquer on n’aurait pas trouvé “mieux”. Il faut réparer !»
L’indignation de Bendjedid, devant le sort fait aux deux glorieuses
reliques, encourageait Khédiri à demander le maximum : une annonce
solennelle, des obsèques nationales, le Carré des martyrs et la
présence au cimetière du chef de l’Etat en personne. Bendjedid
répondra par un laconique et généreux «maâloum». La postérité lui en
tiendra compte. Le reste est connu.
C. M.
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AMIROUCHE ET SI EL HAOUÈS
Comment nous avons retrouvé les dépouilles
Par Chérif Mahdi
(officier à la retraite et secrétaire général de l’état-major de l’ANP
de 1963 à 1967)
Houari Boumediène et Abdelkader Chabou avaient imposé le silence sur
la découverte, en décembre 1962, des corps de Amirouche et d’El
Haouès. Ces deux responsables du MDN, une fois morts, Cherif Mahdi, ne
craignant plus pour sa vie, et après avoir consulté le deuxième homme
également au courant, en l’occurrence Abdelhamid Djouadi, et obtenu
son plein accord, Cherif Mahdi avait décidé de parler, ce qu’il avait
dit avait fait l’effet d’une bombe. Le pouvoir de Chadli avait été
remué de fond en comble. Ce qu’avait révélé si Chérif permettra de
retrouver les dépouilles mortelles des deux colonels morts au combat
en mars 1959, mais ces révélations étaient tellement explosives qu’il
n’en sera jamais fait état. Cherif Mahdi, officier en retraite, ancien
secrétaire général de l’état-major de 1963 à 1967, fait aujourd’hui
œuvre de salubrité historique en dévoilant la vérité. Il dit quand,
comment et par qui les restes des deux martyrs ont été retrouvés et
surtout par qui et pourquoi ils ont été frappés de séquestre.
L’Histoire lui en sera reconnaissante.
1978.... Le pouls du pays bat au ralenti. Boumediène est malade.
Boumediène agonise. Tout ce que l’Algérie possède comme compétences
scientifiques, comme ressources, comme entregent diplomatique
international, tout ce que la planète compte comme sommités médicales,
est mobilisé par l’entourage du président pour contrecarrer le destin.
Les services de sécurité sont sur le quivive afin que la transition,
que Merbah et quelques hauts dignitaires de l’armée ont décidée, se
déroule selon leur canevas. Chadli, coopté par ses pairs, est
plébiscité par le 4e congrès du FLN. Il devient président de la
République. Avec la disparition du grand gladiateur tout devient
possible : l’élargissement de Ben Bella, le retour d’exil des
opposants (Aït Ahmed, Tahar Zbiri, Bachir Boumaza …), la libération du
commandant Amar Mellah et de ses compagnons emprisonnés dans des
conditions inhumaines. C’est le début de la fin de l’ère du «nacht and
nebel» (nuit et brouillard) imaginé par Himmler à l’usage de ses
contemporains. Le dégel n’est pas encore visible, mais la banquise
craque de toutes parts. Les patrons de la police et de la gendarmerie
recommencent à appréhender leur environnement au-delà du glacis où ils
ont si longtemps monté la garde. Les machineries de l’ancien système
sont portées à la connaissance du nouveau président de la République,
lequel va de surprise en effarement. Chadli, l’ingénu, découvre, qu’en
réalité, il ne savait pas grand-chose dans sa lointaine satrapie
d’Oran. Nordine Aït Hamouda frappe à toutes les portes pour essayer de
savoir ce qu’est devenue la dépouille mortelle de son père. Il écrit à
des généraux français. Il enquête dans la région de Bou Saâda. En
vain ! Le temps passe. Après avoir consulté Abdelhamid Djouadi, lequel
était toujours en activité dans les rangs de l'ANP et tenu à
l’obligation de réserve, et après avoir obtenu son plein accord, je
suis allé trouver Tahar Zbiri qui venait de rentrer d’exil. Je lui ai
fait part du secret que je détenais : les conditions dans lesquelles
les restes d’Amirouche et de Haouès ont été découverts et exhumés en
décembre 1962. J’ai parlé à Tahar Zbiri en ces termes : Le 7 décembre
1962, un officier de l’ancien CDF (Commandement des Frontières),
Cherif Zouaïmia, se déplace de Annaba, où il est affecté, sur Alger
pour prendre attache avec le MDN, passant pardessus toute sa
hiérarchie. Zouaïmia est originaire de la région de Souk Ahras. Les
Zouaïmia sont également nombreux à Sédrata. Mohamed Maârfia, à
l’époque, toujours secrétaire du colonel Zbiri, connaît bien Chérif,
comme le connaissent tous ceux qui étaient au CDF pendant les deux
dernières années de la guerre de Libération. «C’est un homme sérieux,
m’a-t-il affirmé. Ce manquement à la discipline est motivé par une
affaire peu commune. Tu l’écouteras, puis tu verras ». J’étais à
l’époque responsable de la sécurité au MDN. Introduit auprès de moi,
Zouaïmia dit avoir été contacté par un officier français, replié avec
son unité sur Annaba en attendant le bateau qui doit les rapatrier. Le
replié désire rencontrer un responsable militaire de niveau national
pour monnayer un renseignement important qu’il détient. J’interroge
longuement Zouaïmia. Ce dernier ne peut m’en dire davantage.
Abdelkader Chabou et Houari Boumediène sont immédiatement mis au
courant. Les deux patrons du MDN sont intrigués. Ils décident de
m’envoyer à Annaba accompagné d’un autre officier, Abdelhamid Djouadi,
pour rencontrer le Français. Nous prenons la route le 8 décembre 1962.
Nous passons la nuit chez le père de Zouaïmia, vitrier de son état. Le
lendemain, un rendez-vous est pris avec le porteur du secret. La
rencontre a lieu dans un petit appartement non loin du port.
L’officier français est introduit par Zouaïmia. Il est corpulent, très
blond, il a les yeux clairs. Le Français se présente : «Je suis le
capitaine Jean-Louis Gallet. Je connais l’endroit exact où sont
enterrés Amirouche et El Haouès. Je vous l’indique, contre…
l’autorisation de convoler avec ma fiancée de confession musulmane et
je vous donnerai aussi le détail de l’opération qui a ciblé vos deux
chefs de wilaya. J’y étais.» Manifestement, l’homme ressassant des
souvenirs de l’après-guerre en France, craignait pour son amie le sort
qui a été celui des Françaises convaincues de «crime» d’alcôve avec
des soldats de la Wehrmacht. Nous promettons, bien sûr, de faciliter
les épousailles. Le capitaine Gallet nous confie alors un plan et il
le commente : «Vos deux colonels sont enterrés à 70 cm de profondeur,
à l’intérieur de la caserne d’Aïn El Melh, située à une trentaine de
kilomètres de la ville de Bou Saâda. Quand vous serez à l’intérieur de
la caserne, vous mesurerez 73 mètres parallèlement au mur d’enceinte,
à partir du mirador et 17 mètres à partir du pied du mât de levée des
couleurs. Dans le corps du mât est sertie une croix d’agate, l’emblème
de mon régiment.
Le colonel Chabou : «Vous garderez le secret jusqu’à la tombe !»
La tombe — une tombe commune — se trouve au sommet de l’angle droit
formé par l’intersection de ces deux lignes. En plus de ce plan, je
vous donne également ce document écrit de ma main qui relate les
péripéties du combat à l’issue duquel Amirouche et El Haouès sont
morts. Ce sont des paysans qui nous ont renseignés sur la présence de
grands chefs à Djebel Thameur. Nous n’étions pas au courant avant.
Nous ne savions pas qu’il s’agissait d’Amirouche. Nous l’avons su une
fois des prisonniers entre nos mains.» Plus tard, je saurais que le
capitaine Gallet était le chef de la première compagnie du 6e régiment
du colonel Ducasse et qu’il était effectivement sur le champ de
bataille. Pressés de rendre compte à notre hiérarchie, nous reprenons
la route d’Alger, après avoir recommandé à Zouaïmia de garder le
contact avec le Français. Houari Boumediène et Abdelkader Chabou,
après avoir pris possession du texte remis par le capitaine français
concernant le dernier combat d’Amirouche et nous avoir écoutés, nous
donnent l’ordre de nous rendre, via Bou Saâda, à Aïn El Melh,
immédiatement. Nous avons pour mission de vérifier, bien sûr, la
véracité des dires de Jean-Louis Gallet, de nous assurer qu’il s’agit
bien des restes des deux colonels, puis d’aviser le secrétaire général
du MDN et d’attendre sur place les instructions. Je prends avec nous
deux autres militaires, en l’occurrence les futurs colonels Mostefa
Ayata et Boukhelat Mohamed, (ce dernier est toujours de ce monde)
originaires, tous les deux, de Bou Saâda. La nuit du 12 au 13 décembre
est bien avancée, lorsque nous arrivons à Bou Saâda. Nous passons la
nuit auprès de la famille de Boukhelat Mohamed. Le lendemain, 13
décembre vers 8 heures, nous franchissons le portail d’entrée de
l’ancienne caserne française. Nous commençons à creuser, après avoir
mesuré les distances selon les indications du plan remis par le
capitaine Gallet. Nous ne trouvons rien. Nous sommes déçus. En
regardant de nouveau le plan, nous nous apercevons que nous avons fait
une erreur. Nous avons interverti les points de départ. Nous reprenons
le travail. Après une demi-heure d’effort, à exactement 70 cm sous la
surface du sol, quelque chose apparaît… deux corps ! Deux corps
littéralement emmaillotés ensemble par une corde en alpha tressée.
Nous les exhumons avec précaution pour ne pas désarticuler les
squelettes. Des lambeaux de treillis collent encore aux ossements.
Horrible détail, Amirouche et El Haouès ont été décapités et enterrés
tête bêche. Nous récitons la Fatiha. Abdelhamid Djouadi, moudjahid de
la première heure, ancien de la Wilaya III, reconnaît Amirouche à sa
dentition. Nous enveloppons les deux martyrs dans des linceuls. Nous
nous penchons à tour de rôle sur le tissu blanc et nous posons nos
lèvres, pieusement, à la hauteur du front de chaque crâne. Nous sommes
émus aux larmes. Le moment d’émotion passé, nous avisons Alger et nous
attendons sur place. Deux heures s’écoulent. L’ordre tombe. «Secret
total. Remettez les corps à la gendarmerie de Bou Saâda. Ne rien dire
aux gendarmes sur l’identité des morts. Rentrez sur Alger.» Nous
déposons les corps, marqués chacun d’un numéro d’identification,
auprès de la brigade de gendarmerie de Bou Saâda et reprenons la route
vers la capitale. La suite se déroule dans le bureau de Chabou. Elle
tient en quelques mots : «Vous garderez le silence jusqu’à la tombe
sur votre mission. C’est une affaire d’Etat. Pas un mot à quiconque.
Vous en répondrez sur vos vies !» Je me vois confier une dernière
mission : faire enterrer Amirouche et El Haouès dans le plus grand
secret au cimetière d’El Alia. C’est ce que je ferai, quelques jours
plus tard, lorsque les deux corps, placés dans des cercueils,
arriveront de Bou Saâda. La tombe d’Amirouche portera le n° 5487 et
celle d’El Haouès le n° 5488 (54 pour le signe de Novembre. 8, pour la
date de départ sur Annaba. Le 7 et le 8 pour différencier les deux
chahids). Peu de temps après, je suis envoyé en Amérique latine en
stage. Mon compagnon Abdelhamid Djouadi à Moscou. Avant mon départ, je
suis convoqué devant Boumediène. Une fois dans son bureau, il me donne
l’ordre de passer les consignes à Kasdi Merbah, désigné à la tête de
la SM. Je salue militairement le président et je me retire. Je suis
rappelé tout de suite après. Boumediène me fixe longuement et, sans
dire un seul mot, met l’index en travers de ses lèvres. Je n’ai pas
besoin d’un dessin. Je comprends de quoi il s’agit : «Le dossier»
Amirouche ne fera pas partie des chemises à transmettre à Merbah.
Pendant plus de vingt ans, un rideau noir, lourd, opaque, tombe sur la
découverte des ossements des deux colonels et sur l’endroit où ils
sont enterrés. Lorsque Tahar Zbiri reçoit mes confidences, il demande
à Ouamrane et à Salah Boubnider de venir chez lui le plus rapidement
possible. Les deux colonels, intrigués, ne se le feront pas dire deux
fois. Ils sont chez lui, dans l’après-midi même. Zbiri les met au
courant de ce qu’il vient d’apprendre de moi. Ouamrane éclate en
«assiaaka en’Boumediène» à répétition. Boubnider hoche la tête avec
incrédulité. Les trois colonels décident d’informer le président de la
République. C’est ce qu’ils feront par le biais de Hadi Khédiri (qui
vient de nous quitter, hélas). Kasdi Merbah, appelé par Bendjedid,
disculpe la SM. «Les services dont j’étais le chef sont en dehors de
cela. J’ignore tout de cette affaire !» Et c’est vrai ! Le président
ordonne à Hadi Khédiri et à Mustapha Cheloufi, chef de la gendarmerie,
d’ouvrir une enquête. La première chose à faire est de retrouver les
cercueils, puis de vérifier qu’il s’agit bien des restes d’Amirouche
et d’El Haouès. Les cercueils ne sont plus dans les tombeaux où je les
ai personnellement enterrés. Il apparaîtra bientôt qu’ils ont été
exhumés, peu avant le 19 juin et confiés «aux bons soins» de Ahmed
Benchérif. De questions en investigations, en démolition de cloisons
et autres remue-ménage, les cercueils sont découverts dans les sous-
sols de la gendarmerie. Sur ordre de Chadli, Benchérif est
officiellement auditionné par les trois chefs des services de sécurité
réunis. Bencherif confirme et se cache derrière les ordres reçus. Que
faire ? Le contexte politique, avec l’éclosion récente du Printemps
berbère et les difficultés qui en découlent toujours pour le pouvoir,
qui craint un retour de flammes, impose d’agir avec circonspection. A
la moindre imprudence, la situation en Kabylie risque d’échapper à
tout contrôle. Mais il n’y a plus à attendre au risque de paraître
couvrir le sacrilège. Bendjedid a beau tourner autour de la question,
non pour éluder ce qu’il y a lieu de faire désormais, parce qu’il est
décidé à ne couvrir en aucun cas la faute gravissime de son
prédécesseur, mais pour comprendre ce qui a pu la justifier. Il ne
trouve rien. Tous ceux qu’il interroge s’accordent à dire que personne
dans l’entourage du «patron» n’a accouché de l’idée. C’est Boumediène,
uniquement lui, qui est l’auteur, à part entière, de la lettre de
cachet. Chabou a pris bonne note et a assuré le suivi technique.
Benchérif a exécuté. Ce dernier obéissait à Boumediène et même plus,
car il y avait affinités. Cette version algérienne, cette version
macabre du masque de fer, a d’emblée connu la consigne du secret. Elle
renseigne sur la réaction spontanée, immédiate, «naturelle» de Houari
Boumediène à agir selon sa perception personnelle de tous ceux qui par
l’ancienneté, le prestige, les états de service, l’aura, rapetissent
sa stature ou mettent en danger sa quiétude. Dans la somme des actes
que cet homme a commis au cours de sa longue carrière de dictateur,
l’acte sacrilège perpétré en 1962 est le summum des méfaits qu’un
homme peut commettre pour la passion du pouvoir. Cet acte est
révélateur de sa vraie personnalité. La cave de Benchérif, c’est en
réalité tout le drame intime de Houari Boumediène, son pitoyable huis
clos. Aucune raison d’Etat valable, aucun argument cohérent, aucune
justification plausible : «l’oubli», «les évènements de 1963-1964 en
Kabylie», «l’attente de circonstances plus favorables» (lesquelles ?),
rien ne peut excuser ce qui a été commis. Les vraies raisons du
séquestre ne sont pas officiellement avouables : c’est, pêle-mêle, le
refus de donner aux Kabyles un lieu de pèlerinage et de recueillement,
c’est la volonté d’amoindrir les sacrifices de ce haut lieu de la
résistance en lui confisquant ses symboles. Khediri, homme de cœur et
de conviction, pour couper court à toutes les tergiversations, pointe
du doigt le danger : «Si on avait voulu singulariser la Kabylie et la
provoquer on n’aurait pas trouvé “mieux”. Il faut réparer !»
L’indignation de Bendjedid, devant le sort fait aux deux glorieuses
reliques, encourageait Khédiri à demander le maximum : une annonce
solennelle, des obsèques nationales, le Carré des martyrs et la
présence au cimetière du chef de l’Etat en personne. Bendjedid
répondra par un laconique et généreux «maâloum». La postérité lui en
tiendra compte. Le reste est connu.
C. M.
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